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Fidelio, l’odyssée d’Alice, de Lucie Borleteau

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

Note : 3,5/5 

Fidelio, l’odyssée d’Alice est le premier long-métrage de Lucie Borleteau. Le titre résume en son sein tout le film, puisqu’il donne à voir une femme, Alice, engagée dans la marine marchande, remplaçant un jour un mécanicien sur un cargo : le Fidelio. L’odyssée dans laquelle Alice (Ariane Labed) s’engage la fait osciller entre deux vies. Elle est partagée d’une part entre la vie sur terre, avec son petit ami Felix (Anders Danielsen Lie), et la vie en mer, puisqu’elle retrouve son premier amour, le commandant du Fidelio : Gaël (Melvil Poupaud). 

© Pyramide Distribution

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Lucie Borleteau a préféré l’odyssée au simple voyage, renvoyant par antonomase à la poésie homérique. Alice est en un sens proche d’Ulysse, accumulant une à une les épreuves retardant son retour. Il ne s’agit pas d’un voyage mais d’un remplacement professionnel. La condition même du remplacement semble être un symbole de fatalité. En effet, elle obtient ce travail suite à la mort d’un mécanicien de l’équipage. Ce dernier a laissé un journal de bord qu’Alice trouve rapidement. Elle est profondément intéressée et même attirée par ce qu’elle y découvre ; est-ce là le passé d’un homme chaotique ou bien sa propre histoire qu’elle lit en même temps que le spectateur la voit ?

Alice, entre trivialité de l’écrit et mythologie du dessin

Alice est un personnage qui est essentiellement défini par ce qui l’entoure, ce qui lui est extérieur et inconnu. 

Tout d’abord, elle est un personnage ordinaire du cinéma d’auteur français. Elle est de prime abord définie par sa contemplation du monde et en particulier de la mer, en témoignent les nombreux gros plans sur son visage fermé, attachant un soin particulier à filmer ses yeux clairs, empreints de mélancolie. Le spectateur est omniscient grâce au contenu du journal de bord qu’elle lit, apportant une connaissance brute et presque totale de qui elle est, de ce qu’elle désire. Elle s’efface derrière les pages du journal, à tel point que quand elle lit, c’est la voix over de son auteur, Patrick Legall, qu’on entend par bribes.  

L’écriture diariste est ainsi un élément métapoétique de l’évolution qu’elle va subir. Alice est un réceptacle vide, une sorte d’Emma Bovary faisant d’un simple journal sa poésie et tout son monde. C’est en soi un personnage magnifique parce qu’elle est – en partie du moins – inexistante puis fascinante.  

Ensuite, de cette simplicité et de cet inintérêt premier – il faut bien le dire – émane une forme mythologique du personnage. Felix, son petit ami, est dessinateur et fait d’elle sa muse et son modèle. Un des dessins clefs du film est celui d’une sirène, monstrueuse et séduisante à la fois, qu’il lui offre lors de son départ. C’est de cette figuration qu’Alice gagne en singularité. Il y a là la figure de la sensualité, du désir qui engloutit les hommes dans les profondeurs. Dans son journal, Patrick Legall mentionnait ce qui le faisait vivre sur le Fidelio : le « carburant affectif ». Le vocabulaire mécanique présente Alice comme une machine. Cela sous-entend qu’elle n’agit pas consciemment et qu’elle est automatiquement perdue entre Felix et Gaël. Elle les entraîne tous les deux à l’aimer, malgré elle, sans mesurer le pouvoir sensuel et sexuel qu’elle dégage. 

Malheureusement, le choix de l’écriture mythologique du personnage est déconstruit dès lors qu’il est question de tromperie et de culpabilité. Lucie Borleteau fait légèrement s’effondrer la naïveté de son personnage principal en se focalisant sur les conséquences de ses actes plutôt que sur l’essence même de son hésitation, là où les choix sont superflus et dignes des romances françaises qui se ressemblent toutes à s’y méprendre. 

Enfin, malgré la déception d’une résolution inutile, Alice reste néanmoins un personnage au moins troublant. Ariane Labed a ce quelque chose de naturel, dans la veine d’une Céline Sallette, qui la rend incroyablement belle à l’écran. C’est un personnage un brin sauvage, qui parle peu, observe beaucoup et qui s’imprime par quelques traits sur le papier. En cela déjà résident la force et la faiblesse du film. Elle est un tout à elle toute seule, ce qui n’empêche pas de regretter à certains moments – et ils sont tout de même rares – une épaisseur scénaristique plus travaillée. Reconnaissons malgré tout la beauté des extrêmes entre la comparaison de ses collègues avec Mimi Cracra et sa représentation picturale en sirène tentatrice. 

Un univers masculin : du contexte à la critique

Tout l’équipage du Fidelio est masculin. Autour d’elle, Lucie Borleteau fait graviter des hommes virils qui écrasent sa féminité. Elle est un homme parmi les hommes, par un mimétisme forcé. Il n’y a que la question de la sexualité qui les différencie, puisqu’elle reste pour eux un objet de désir. Un objet de désir exacerbé dans une scène forte d’harcèlement sexuel, où un de ses collègues, Fred, se glisse dans sa cabine, puis commence à la déshabiller alors qu’elle dort. Pour s’affirmer dans ce monde masculin, Alice tend à inverser le rapport de domination qu’elle subit, afin de se faire respecter et de ne pas être rejetée des autres membres de l’équipage.

Le contexte de la marine marchande est intéressant, dans la mesure où le Fidelio est un vrai cargo, pas un décor et laisse place à une sociologie particulière. Toutefois, et c’est bien le gros manquement du film, le contexte vire rapidement à la critique. Ce n’est pas la critique sous-jacente qui est dérangeante, non. L’univers de la marine marchande est décrit comme un milieu propice à la vulgarité, aux pulsions sexuelles primaires et au racisme. C’est assez décevant de voir cette question bâclée, ce qui aboutit à une critique dénuée de tout intérêt et de toute confrontation, dont on aurait pu de fait se passer. L’envie de la réalisatrice de filmer la marine n’est pas transmise au spectateur dans son entièreté, on n’en retient que le jugement moral. 

© Pyramide Distribution

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Une aventure des trajectoires

Le vocabulaire propre à la marine apparaît ponctuellement dans le film, notamment les termes loxodromie et orthodromie. Le premier désigne une trajectoire constante d’un bateau. Le second qualifie le chemin le plus rapide reliant un point A à un point B. Ces deux termes techniques sont applicables à la trajectoire du personnage d’Alice, déchirée entre Felix et Gaël. Felix représente la constance et le point de retour de son odyssée, créant une temporalité latente, puisque elle sait qu’il sera là. Gaël, lui, tient davantage du domaine de l’hybris. C’est le personnage de la pulsion, du sexe haletant plus que de l’amour, de plus proche par définition d’Alice, étant le capitaine du Fidelio. 

Prise entre deux trajectoires contraires, elle se retrouve symboliquement perdue, sentiment propre à l’Odyssée, sans que le choix ne dépende vraiment d’elle ; la fatalité se retrouve une fois de plus ici. Le format Scope choisi par Lucie Borleteau contribue d’ailleurs à « perdre » Alice au sein des plans dans lesquels elle apparaît. Les plans d’extérieur, infiniment grands et souvent magistraux, l’excluent légèrement de l’image, ce qui peut se lire comme une autre forme de fatalité et même une forme de divinité écrasante.  

Le cargo, le Fidelio, pour Lucie Borleteau est un « personnage (…) ausculté pendant tout le film, il a un destin. » Pour Alice, c’est « son paradis ou son enfer ». En effet, le Fidelio vit, comme une bête mécanique géante. La voix de Patrick Legall pouvant être la voix même du cargo, avec ses désirs et ses bruits cardiaques. Le cargo est un microcosme où les personnages sont isolés, enfermés, comme si leurs vies ne dépendaient plus que de la vie marine. Alice ne semble véritablement épanouie qu’en mer : sur le Fidelio, tout avance sans qu’elle n’ait rien à décider, les trajectoires sont fixées. 

« Ô Muse, conte-moi l’aventure de l’Inventif » (Homère, L’Odyssée)

Et si un film était une aventure de l’Inventif ? Là où le récit est une aventure, l’aventure est une création. Convoquer d’emblée Homère pourrait être une facilité intellectuelle, une revendication attendue impliquant un perpétuel retour en arrière. À l’inverse, si tout a été fait, dit et écrit, le cinéma, lui aussi, ne saurait que s’inspirer des œuvres et des arts le précédant. Faut-il alors copier sur, s’inspirer de et rendre hommage à ? Il ne s’agit pas de définir une œuvre fondamentale et celles qui lui succèdent. Il ne s’agit pas non plus d’enfermer le cinéma dans le carcan de la réécriture. Il faut certainement savoir s’abandonner à une inspiration, revendiquée dès le titre ici, puis écrire et filmer avec honnêteté, avec une naïveté nécessaire donc jubilatoire. 

© Pyramide Distribution

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Fidelio, l’odyssée d’Alice est un beau film et un beau premier film, avec le désir vif de Lucie Borleteau de faire une aventure du Cinéma.  

Jean-Baptiste Colas-Gillot

Film en salles le 24 décembre 2014


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