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Trois mots pour les morts et pour les vivants

Publié le 11 janvier 2015 par Charlesf

Pendant que l’on lustre le tapis rouge des chaussées ensanglantées par des monstres fabriqués de toutes pièces et qui sera foulé aux pieds par ceux-là même qui ont une part de responsabilités indéniable dans « guerre civile mondiale » qui se joue partout sur la planète, guerre civile qui bouleverse notre logique, notre sens critique et notre raison, Etienne Balibar tente une sortie de cet enfermement. Ça devrait pouvoir nous aider .

pas à mon nomCompassion, solidarité, fraternité mais aussi inquiétude

TRIBUNE par Etienne BALIBAR, philosophe, auteur de Violence et Civilité
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Trois mots pour les morts et pour les vivants
Un vieil ami japonais, Haruhisa Kato, ancien professeur à l’université Todai, m’écrit ceci : «J’ai vu les images de la France tout entière en deuil. J’en suis profondément bouleversé. Dans le temps, j’ai beaucoup aimé les albums de Wolinski. Je suis abonné depuis toujours au Canard enchaîné. J’apprécie chaque semaine les dessins du Beauf de Cabu. J’ai toujours à côté de mon bureau son album Cabu et Paris, dont plusieurs dessins qu’il a peints de jeunes filles japonaises, touristes épanouies aux Champs-Élysées, sont admirables.» Mais, plus loin, cette réserve : «L’édito du 1er janvier du Monde commençait par ces mots : "Un monde meilleur ? Cela suppose, d’abord, l’intensification de la lutte contre l’État islamique et sa barbarie aveugle."J’ai été très frappé par l’affirmation, passablement contradictoire me semble-t-il, qu’il faut passer par la guerre pour avoir la paix !»
D’autres m’écrivent aussi de partout : Turquie, Argentine, États-Unis… Tous expriment de la compassion et de la solidarité, mais aussi de l’inquiétude : pour notre sécurité et pour notre démocratie, notre civilisation, j’allais dire notre âme. C’est à eux que je veux répondre, en même temps qu’à l’invitation de Libération. Il est juste que les intellectuels s’expriment, sans privilège, surtout pas celui d’une lucidité particulière, mais sans réticence et sans calcul. C’est un devoir de fonction, pour que la parole circule dans la cité à l’heure du péril. Aujourd’hui, dans l’urgence, je ne veux prononcer que trois ou quatre mots.
Communauté. Oui, nous avons besoin de communauté : pour le deuil, pour la solidarité, pour la protection, pour la réflexion. Cette communauté n’est pas exclusive, en particulier elle ne l’est pas de ceux, parmi les citoyens français ou immigrés, qu’une propagande de plus en plus virulente, réminiscente des épisodes les plus sinistres de notre histoire, assimile à l’invasion et au terrorisme pour en faire les boucs émissaires de nos peurs, de notre appauvrissement, ou de nos fantasmes. Mais elle ne l’est pas non plus de ceux qui croient aux thèses du Front national ou que séduit la prose de Houellebecq. Elle doit donc s’expliquer avec elle-même. Et elle ne s’arrête pas aux frontières, tant il est clair que le partage des sentiments, des responsabilités et des initiatives qu’appelle la «guerre civile mondiale» en cours doit se faire en commun, à l’échelle internationale, et si possible (Edgar Morin a parfaitement raison sur ce point) dans un cadre cosmopolitique.
C’est pourquoi la communauté ne se confond pas avec l’«union nationale». Ce concept n’a pratiquement jamais servi qu’à des buts inavouables : imposer le silence aux questions dérangeantes et faire croire à l’inévitabilité des mesures d’exception. La Résistance elle-même (et pour cause) n’a pas invoqué ce terme. Et l’on vient déjà de voir comment, appelant au deuil national, ce qui est sa prérogative, le président de la République en profitait pour glisser une justification de nos interventions militaires, dont il n’est pas certain qu’elles n’aient pas contribué à faire glisser le monde sur sa pente actuelle. Après quoi viennent tous les débats piégés sur les partis qui sont «nationaux» et ceux qui ne le sont pas, dussent-ils en porter le nom. Veut-on donc faire concurrence à Mme Le Pen ?
Imprudence. Les dessinateurs de Charlie Hebdo ont-ils été imprudents ? Oui, mais le mot a deux sens, plus ou moins aisément démêlables (et, bien sûr, il entre ici une part de subjectivité). Mépris du danger, goût du risque, héroïsme si l’on veut. Mais aussi indifférence envers les conséquences éventuellement désastreuses d’une saine provocation : en l’occurrence le sentiment d’humiliation de millions d’hommes déjà stigmatisés, qui les livre aux manipulations de fanatiques organisés. Je crois que Charb et ses camarades ont été imprudents dans les deux sens du terme. Aujourd’hui que cette imprudence leur a coûté la vie, révélant du même coup le danger mortel que court la liberté d’expression, je ne veux penser qu’au premier aspect. Mais pour demain et après-demain (car cette affaire ne sera pas d’un jour), je voudrais bien qu’on réfléchisse à la manière la plus intelligente de gérer le second et sa contradiction avec le premier. Ce ne sera pas nécessairement de la lâcheté.
Jihad. C’est à dessein que pour finir je prononce le mot qui fait peur, car il est temps d’en examiner toutes les implications. Je n’ai que le début d’une idée à ce sujet, mais j’y tiens : notre sort est entre les mains des musulmans, si imprécise que soit cette dénomination. Pourquoi ? Parce qu’il est juste, bien sûr, de mettre en garde contre les amalgames, et de contrer l’islamophobie qui prétend lire l’appel au meurtre dans le Coran ou la tradition orale. Mais cela ne suffira pas. A l’exploitation de l’islam par les réseaux jihadistes - dont, ne l’oublions pas, des musulmans partout dans le monde et en Europe même sont les principales victimes - ne peut répondre qu’une critique théologique, et finalement une réforme du «sens commun» de la religion, qui fasse du jihadisme une contrevérité aux yeux des croyants. Sinon, nous serons tous pris dans le mortel étau du terrorisme, susceptible d’attirer à lui tous les humiliés et offensés de notre société en crise, et des politiques sécuritaires, liberticides, mises en œuvre par des États de plus en plus militarisés. Il y a donc une responsabilité des musulmans, ou plutôt une tâche qui leur incombe. Mais c’est aussi la nôtre, non seulement parce que le «nous» dont je parle, ici et maintenant, inclut par définition beaucoup de musulmans, mais aussi parce que les chances d’une telle critique et d’une telle réforme, déjà ténues, deviendraient carrément nulles si nous nous accommodions encore longtemps des discours d’isolement dont, avec leur religion et leurs cultures, ils sont généralement la cible.
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Etienne BALIBAR Philosophe, auteur de Violence et Civilité


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