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Quand le Nobel français d’économie pète un plomb…

Publié le 30 janvier 2015 par Blanchemanche

Dans une missive envoyée à la secrétaire d’Etat à l’Enseignement supérieur Geneviève Fioraso, le Prix Nobel d’économie 2014, Jean Tirole, dénigre ses collègues universitaires qui n’ont pas la même vision que lui de la discipline. Le but : conserver le monopole des économistes orthodoxes sur l’enseignement universitaire…Quand le Nobel français d’économie pète un plomb…WITT/SIPAOn peut être titulaire d’un prix Nobel et avoir un sacré melon : c’est le cas de Jean Tirole, estimable professeur de l’Ecole d’économie de Toulouse et récompensé pour ses travaux l’an dernier par la Banque de Suède. Dans une lettre à la secrétaire d’Etat à l’Enseignement supérieur et à la Recherche Geneviève Fioraso que nous publions in extenso (voir ci-dessous), Jean Tirole, dont la presse louait la réputation de modestie et de retenue, traite ses collègues « auto-proclamés "hétérodoxes" » de quasi« obscurantistes ». (1) Ceux-ci auraient le tort, selon lui, de refuser de se soumettre au« jugement » de leurs « pairs » au travers de publications dans les revues spécialisées.Ce qui reviendrait à promouvoir, écrit-il, « le relativisme, antichambre de l’obscurantisme ».Le but de cette missive assassine : disqualifier auprès de Geneviève Fioraso le projet d’une deuxième section d’économie dans les universités françaises baptisée « Institutions, économie, territoire et société », faisant une large place non pas aux mathématiques et aux théories d’équilibre général chers aux « économistes orthodoxes », mais aux sciences sociales et politiques.« LES ORTHODOXES
ONT COLONISÉ L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR »

GAËL GIRAUD.Le ton général de la lettre rejoint les propos du président de la section économie du Conseil national des universités qui avait traité dans le Figaro les hétérodoxes de « gauchistes » mais aussi de « ratés ou frustrés ». Il reflète en tout cas l’âpreté du combat que se livrent les universitaires. Les « orthodoxes », dont Jean Tirole et Philippe Aghion se veulent les porte-drapeaux, dominent totalement la discipline « sciences économiques », au travers de la section numéro 5 du Conseil national des universités, consacrée à l'économie. Ils règnent ainsi sur le recrutement et les carrières des universitaires en France et entendent bien le demeurer. Pour le chercheur Gaël Giraud, c’est simple : les « orthodoxes ont colonisé l’enseignement supérieur ».Pas question donc de voir naître une section « concurrente » qui permettrait de mettre fin à la véritable épuration idéologique à l’œuvre dans les universités françaises : les « orthodoxes » seront très bientôt les seuls à conduire les recherches et les thèses au détriment non seulement des économistes « de gauche », dit néo-keynésiens, mais aussi des ultralibéraux adeptes de l’école autrichienne de Hayek et Friedman…Il n’y a pas que la lutte des places pour les budgets et les chaires d’enseignement. Les économistes sont aussi les « conseillers des princes », de droite comme de gauche. Philippe Aghion, avec Gilbert Cette et Elie Cohen sont ainsi « les pères » du « pacte de responsabilité » de François Hollande et Emmanuel Macron. Jean Tirole est « l’inventeur » en France du « contrat de travail unique », le type de réforme « structurelle » en vogue dans les ministères et au Medef...« LES THÉORICIENS DE L'ÉCONOMIE INDUSTRIELLE
SONT UNE SECTE »

BERNARD MARISMieux encore, si on lit bien sa lettre, « les régulateurs, organismes internationaux et entreprises » (soit le FMI, la Banque mondiale, la BCE, les banques, les assurances, etc.) s’arracheraient les économistes formés, notamment dans les « centres d’excellence en économie qui ont émergé en France », dont bien sûr la Toulouse School of Economics, bébé de Jean Tirole, qui forme, grâce aux subsides des grands groupes, à « l’économie industrielle »... Une spécialité dont Bernard Maris avait écrit : « Les théoriciens de l'économie industrielle sont une secte, dont l'obscurantisme et le fanatisme donnent froid dans le dos. Il n'est pas difficile de repérer le taliban sous l'expert, et le fou de Dieu sous le fou de l'incitation. »Dans une tribune publiée dans le Monde, les tenants d’une économie raccrochée aux sciences sociales, emmenés par André Orléan, président de la l’Association française d’économie politique (l’AFEP, regroupant 600 docteurs en économie et sciences sociales) répondent vertement : « Les économiste ont aussi besoin de concurrence ». Et ils rappellent qu’entre 2005 et 2011, sur 120 nominations de professeurs, « seuls 6 appartenaient à des courants minoritaires ». Ils précisent que leur vision de l’économie s’inspire de Fernand Braudel, Karl Marx et John M. Keynes… Qui n’étaient ni obscurs, ni obscurantistes, ni nuls ni même frustrés.Un ministre au moins pense un peu comme eux : Emmanuel Macron. Questionné parMarianne, le patron de Bercy, rappelle ce que sa formation doit « à l’école du MAUSS »(le Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales animé par le sociologue Alain Caillé, ndlr). Il affirme qu’il est « attaché à ce qu’il n’existe pas qu’une seule approche de l’économie » : « L’économie, explique-t-il, se construit aux frontières de la politique, de la sociologie, de la philosophie. Même si les mathématiques apportent beaucoup, c’est une science sociale et morale. » Hélas, le ministre de l’économie en convient : il ne lui appartient pas de fixer les programmes. Peut-être peut-il tout de même passer un coup de fil à sa collègue Geneviève Fioraso ?Madame la Ministre,
 J’ai été très touché par votre présence à mes côtés cette semaine à Stockholm. Le soutien que vous même et vos équipes avez apporté à TSE depuis plus de 2 ans contribue à l’optimisme que je ressens quant à l’avenir des meilleures centres de recherche en économie en France et dont je témoigne dans les médias depuis le 13 octobre. Permettez-moi de vous faire part de mon inquiétude à propos d’une rumeur insistante relative à la création d’une nouvelle section du CNU intitulée "Institutions, économie, territoire et société". Si cette rumeur devait être confirmée, ce serait une catastrophe pour la visibilité et l’avenir de la recherche en sciences économiques dans notre pays. Comme vous le savez, j’ai toujours milité pour que notre pays adopte les normes sur l’évaluation de la recherche en vigueur dans le reste du monde. En particulier, il est important que la communauté des enseignants-chercheurs et chercheurs en économie dispose d’un standard unique d’évaluation scientifique basée sur un classement des revues de la discipline et sur l’évaluation externe par des pairs reconnus internationalement. Il est impensable pour moi que la France reconnaisse deux communautés au sein d’une même discipline. Il est indispensable que la qualité de la recherche soit évaluée sur la base de publications, forçant chaque chercheur à se confronter au jugement par les pairs. C’est le fondement même des progrès scientifiques dans toutes les disciplines. Chercher à se soustraire à ce jugement promeut le relativisme des connaissances, antichambre de l’obscurantisme. Les économistes autoproclamés « hétérodoxes » se doivent de respecter ce principe fondamental de la science. La création d’une nouvelle section du CNU vise à les soustraire à cette discipline. Par ailleurs, les critiques émanant des initiateurs de ce projet sur le manque d’interdisciplinarité, de scientificité et d’utilité sociale de l’économie moderne sont infondées (par ailleurs, même si elles avaient été fondées, il aurait de plus fallu démontrer qu’une nouvelle section CNU améliore les choses dans ces domaines !). La science économique moderne est ouverte sur les grandes questions de société, comme l’illustre parfaitement les travaux récents de Thomas Piketty et beaucoup d’autres grands économistes français. De nombreux chercheurs parmi les meilleurs économistes francais et étrangers travaillent sur les liens entre économie, psychologie, sociologie, histoire, sciences politiques, droits, et géographie. La science économique est de plus en plus interdisciplinaire, comme le montre par exemple la création de l’IAST à Toulouse. En particulier, mes collègues économistes et moi-même, à Paris, Toulouse, Marseille ou ailleurs, travaillons depuis longtemps sur les institutions, les territoires et la société. Ces sujets sont même au cœur de nos recherches. Nous devrions logiquement tous faire partie de cette nouvelle section. Deuxièmement, comme les autres grandes disciplines scientifiques, la science économique moderne est en questionnement permanent sur ses hypothèses, confronte les modèles aux données, et abandonne les théories qui échouent au test de la réalité. Finalement, les centres d’excellence en économie qui ont émergé en France ces trois dernières décennies forment aujourd’hui des économistes que les régulateurs, organismes internationaux et entreprises s’arrachent, parce qu’ils leur permettent de mieux affronter les grands enjeux technologiques, économiques, sociaux et environnementaux du XXIe siècle. Cette forte demande est la meilleure démonstration de la valeur sociétale apportée par notre discipline. L’éclatement de la communauté des économistes français par la sanctuarisation d’un ensemble hétéroclite en difficulté avec les normes d’évaluation internationalement reconnues est une très mauvaise réponse à l’échec de cet ensemble dans son effort de validation de ses travaux par les grandes revues scientifiques qui prévalent dans notre discipline. Si la rumeur était fondée, il me semblerait indispensable de procéder à une réévaluation (la commission Hautcoeur s’était déjà prononcée contre, mais son avis n’a apparemment pas été suivi), cette fois-ci au niveau international, et donc totalement indiscutable. L’on pourrait par exemple demander à un échantillon représentatif des chercheurs primés internationalement (prix Nobel, et pour avoir des plus jeunes, Clark medals et Yjro Jahnnson awards- meilleurs économistes de moins de 40 et 45 ans respectivement, prix décernés par les associations d’économie Americaine et Européenne) de statuer sur les mérites relatifs de deux textes argumentés et signés : l’un pro, l’autre contre la création d’une telle section. Je suis à votre entière disposition pour parler des modalités éventuelles d’une telle évaluation. Je vous prie d’agréer, Madame la Ministre, l’expression de mes sentiments respectueux. Jean Tirole (1) L’AFP avait mentionné l’expression de Jean Tirole dans une dépêche du 23 janvier.Hervé Nathan 29 Janvier 2015http://www.marianne.net/quand-nobel-francais-economie-pete-plomb-290115.html

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