Magazine Cinéma

Bad lieutenant : escale à la Nouvelle-Orléans

Par Kinopitheque12

Werner Herzog, 2008, sorti en 2010 (États-Unis)

Bad lieutenant : escale à la Nouvelle-Orléans


A la lecture du synopsis comme devant une partie du spectacle offert par Werner Herzog, on finit par s’interroger : cette histoire de flic à la limite de sombrer dans la criminalité, pourquoi la réécrire encore ? Et pourquoi les plus illustres noms du cinéma hollywoodien persistent-ils à s’y engouffrer (très récemment encore, La nuit nous appartient de James Gray, 2007, précédé par Miami vice de Michael Mann, 2005) ? De nombreux bons, voire très bons films, figurent parmi ceux cités ici, mais un certain ennui peut aussi apparaître : personnellement, je ne peux m’empêcher de rire en voyant Collin Farell et sa moustache gauloise avouer dans un élan de réflexion lui donnant des rides au front : « Parfois, je ne sais plus bien si je fais partie des bons ou des méchants » (Miami vice ; citation approximative).

La tentation est justement peut-être de se mesurer à cette tradition-là, qu’il faut évidemment faire remonter à l’apparition du film noir sur les écrans américains. Dès lors, le travail de l’Allemand Herzog apparaît comme une variation, peut-être une tentative de perversion de ce canevas presque aussi vieux que le cinématographe lui-même. Mais parvient-il réellement à faire subir à ce genre une déviation?

Les plans sur des reptiles forment le motif récurrent le plus évident dans ce film. Ces animaux à sang froid, qui se glissent et se tapissent, seront filmés de très près plusieurs fois dans le récit, la caméra se plaisant à nous montrer cuir et écailles, surfaces étranges et repoussantes. C’est d’ailleurs un serpent se glissant avec grâce dans l’eau boueuse de la crue due au cyclone Katrina qui nous guide vers le lieu du récit au tout début de Bad Lieutenant. Nous atterrissons dans une geôle où un prisonnier a été oublié: l’officier Mc Donagh (excellent Nicolas Cage) entre avec un collègue (Val Kilmer) et le pauvre bougre les supplie de les sortir de sa cellule, menacé par la crue des eaux. Une vague inquiétude nous saisit en entendant les propos des deux flics, peu résolus à tacher « un caleçon à 50 dollars » pour sauver une fripouille : veut-on nous montrer dès le début les frères de ce serpent, des hommes sans aucune humanité ? On le croit, jusqu’à ce que Mc Donagh, moins héroïque que victime d’une impulsion, plonge. Fin brutale de la séquence d’exposition, et la caméra se rallume devant la cérémonie au cours de laquelle le « good » agent se voit promu au rang de « lieutenant »: on apprend qu’il s’est blessé au dos en sauvant ce prisonnier et il devra sa vie entière expier par la souffrance et la médication son geste.

Le qualificatif « bad » sera enfin expliqué lors d’un magnifique plan long de nuit: la caméra se trouve aux côtés de l’officier dans sa voiture, prédateur en attente d’une victime encore inconnue, qui doit sortir de la boîte de nuit « Gator’s retreat » (« repaire de l’alligator »). La voiture démarre lorsqu’un jeune couple en sort, visiblement ivre ou drogué, regagnant la voiture du jeune homme propret dans laquelle on imagine que celui-ci va bientôt découvrir les quelques rares parties du corps de sa compagne encore vêtues. Le véhicule du flic/reptile frôle le couple inconscient de la menace et le gyrophare s’allume lorsque les deux jeunes se trouvent coincés sur le parking obscur où ils se sont garés. Cage sort alors et le spectateur retient son souffle pendant toute la suite de la séquence, au cours de laquelle Mc Donagh force les jeunes toxicos à lui céder leur drogue avant de s’accoupler avec la petite dévergondée à la voix « hilton-ienne », contraignant le jeune homme à les regarder. L’enfer de Mc Donagh sera donc sa toxicomanie, née de son geste initial (il s’agit pour lui de soulager sa douleur au dos après son acte de bravoure).

Le reste du film apparaît comme une irrémédiable plongée dans la drogue et les actes illégaux pour payer, subtiliser ou rembourser ce produit. Les passages les plus époustouflants figurent dans les moments où Mc Donagh plane et commence à avoir des visions (on songe à Aguirre, 1972, et au réel qui dérape en fin de film : têtes coupées trop bavardes…) : lorsque ses collègues sont en observation secrète en face d’une maison où se terre un méchant, il arrive et demande ce que ces iguanes foutent sur la table : les autres ne les voient pas, mais nous les voyons avec lui, qui ne peut s’empêcher de pencher son regard vers eux (et donc vers nous) ; la mini-caméra est tout contre la peau des deux iguanes et le personnage mal à l’aise apparaît en contre-plongée à l’arrière-plan ; rien de plus fascinant que cet acteur si connu subissant cette image à la précision documentaire, qui saisit sa peau blafarde avec tant de détails que la mythification dont il fait habituellement l’objet éclate. Habituellement, c’est pour mieux s’éloigner encore de tout statut de personne que les vedettes hollywoodiennes transforment leur apparence : Johnny Depp dans Las Vegas parano (Terry Gilliam, 1998), Charlize Theron dans Monster (Patty Jenkins, 2003) ne s’enlaidissent que pour notre plus grande admiration (ils n’en sont que plus beaux lorsque nous les revoyons sur papier glacé). Ici, nous voyons la créature Nick Cage et sa vraie peau juxtaposée à celle de deux autres bêtes.

L’issue heureuse pour Mc Donagh apparaît comme franchement parodique : ses ennemis s’entretuent, les plaintes dont il est accusé s’envolent et ses paris lui rapportent enfin, ces bonnes nouvelles tombant aussi brutalement que le happy end grinçant du Dernier des hommes de Murnau (1924). Il accède au rang de capitaine et quitte enfin ce statut de lieutenant qui aura été son enfer ; sa compagne prostituée et toxicomane (Eva Mendes belle-et-tais-toi) apparaît un an plus tard enceinte devant leur nouvelle demeure de carte postale louisianaise. Mais ça ne s’arrête pas là heureusement : Herzog retourne, pour sa dernière séquence, la scène de prédation face à la boîte de nuit, changeant seulement le couple de jeunes victimes que le flic terrorisera. Juste après, Mc Donagh semble au plus bas, dans une chambre d’hôtel, devant son rail de coke, mais par symétrie il sera finalement sauvé (pour un temps) par le garçon de chambre qui rentre et se présente : il s’agit du prisonnier qu’il a sauvé au début du film. Ce double de Mc Donagh semble avoir connu une trajectoire inverse, puisqu’il dit être sorti de sa toxicomanie, comme si le héros avait pris sur lui les maux de cet homme en plongeant au début du film. Cet étrange couple se retrouve pour le dernier plan assis dans un aquarium géant, conversant en paix au milieu des requins. Mc Donagh, malgré quelques répits, vivra dans sa vallée de larmes, hésitant toujours entre élans altruistes et individualisme le plus brutal (celui du toxicomane en quête de sa dose).

Tout ceci montre à quel point le film est bien tenu, extrêmement réfléchi dans sa composition. Les scènes sur lesquelles je me suis attardé demeureront dans ma mémoire, comme celle de la poursuite en voiture sous un véritable déluge reste associée pour moi à La nuit nous appartient. Herzog apporte bien sa touche folle et amorale au canevas du film noir. Mais je pense également qu’une partie de cette œuvre, comme presque l’ensemble du film de James Gray, sombrera dans l’oubli : peut-être est-ce dû à ce thème du flic dévoyé un peu trop rebattu à mon sens..


Retour à La Une de Logo Paperblog