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Le documentaire: «Loto-Québec: La morale de l’argent»

Publié le 25 février 2015 par Alain Dubois

bling-bling-loto-quebec.jpgSamedi dernier avait lieu, dans le cadre des Rendez-vous du cinéma québécois, la première du plus récent film documentaire de Francine Pelletier «Loto-Québec: La morale de l'argent». Les questions éthiques que soulève le film sont illustrées au moyen de témoignages, de tranches de la petite histoire du Québec contemporain et de la société d'État, qui gère depuis près de 50 ans le gambling étatique.

Le film débute par une séquence qui, à elle seule, résume le film. Un autobus transporte des personnes âgées, surtout des femmes, au Casino de Montréal. Un animateur de foule lit les horoscopes des passagers; étrangement, toutes les prédictions font miroiter que des gains financiers les attendent. La «morale» de Loto-Québec, comme l'illustre cette allégorie, est à l’image de cet animateur de foule sans scrupules qui utilise tous les moyens à sa disposition pour inciter les passagers, qu’il est censé distraire, à dilapider leur maigre pension de vieillesse au casino.

Des machines dangereusement programmées

john-sater.jpgLe Dr John Sater, un spécialiste des dépendances, souligne avec pertinence qu'il est plus facile de sortir de l’argent des poches du monde ordinaire pour regarnir les coffres de l’État que de celles des plus riches. Il explique aussi très bien le mécanisme de la dépendance chez les joueurs qui, pour résumer, est le même que celui qui opère chez les toxicomanes, à la différence que le principal neurotransmetteur (dopamine) et l’hormone (adrénaline) impliqués dans les dépendances sont stimulés, non pas par une substance psychotrope, mais par la mécanique du jeu, et ce, que le joueur gagne ou perde. Pour faire écho à cette explicitation, le sociologue Serge Chevalier illustre un des mécanismes de la dépendance au jeu grâce à une expérience réalisée avec des pigeons. On a alors constaté que seuls les pigeons à qui on donnait de la nourriture de façon aléatoire, après qu’ils aient donné un coup de bec sur le bouton d'un distributeur, développaient des comportements compulsifs et de l'obésité.

kevin_harrigan-waterloo.jpgUn autre chercheur, Kevin Hannigan (Gambling research, Université de Waterloo) pousse encore plus loin cette démonstration sur le caractère addictif des jeux électroniques. En utilisant des machines à sous (MAS) installées dans son laboratoire, le chercheur nous révèle quelques-uns de leurs secrets. Entre autres choses, le recours fréquent au quasi-gain (near‑win). Le programme informatique de ces appareils fait croire aux joueurs qu'ils ont presque gagnés, alors que ce n'est, le plus souvent, pas le cas. De fait, ces machines affichent un quasi-gain douze fois plus souvent que la probabilité réelle. La distorsion cognitive provoquée par ces appareils est donc exacerbée, puisqu’ils transforment des pertes en gains. À titre d'exemple, quand il mise un dollar, le joueur peut se voir remettre, avec sons et lumières à la clé, une prime de 30 cents. La perte de 70 cents est donc interprétée par le cerveau du joueur comme un gain. La conception de la machine créerait aussi une illusion de contrôle, puisqu'elle donne au joueur l'impression que le moment choisi pour appuyer sur le bouton, tirer sur la manette ou taper sur un écran tactile a une incidence sur l'issue du jeu, alors qu’en réalité, celle-ci est scellée dès que le jeu est lancé. Les boutons et manettes ne servent qu’à immobiliser l’activité à l’écran et, en somme, à dévoiler le résultat.

Il est difficile, à la lumière de ces explications, de ne pas conclure que les appareils de loterie vidéo (ALV) et machines à sous que l'on retrouve dans les bars et casinos sont foncièrement malhonnêtes. Un hasard si fortement paramétré pour utiliser les failles du cerveau du joueur et l'amener à jouer, plus que de raison, est complètement amoral. Dans ce contexte de jeu, nous sommes en droit de nous demander, et c'est une réflexion personnelle, si les thérapeutes qui préconisent le jeu contrôlé avec des appareils si dangereux ne jouent pas avec le feu et, en quelque sorte, ne renforcent pas l'illusion de contrôle chez les joueurs compulsifs qu'ils sont censés traiter. Comment est-il possible d'amener un joueur compulsif à modifier ses habitudes de jeu et à limiter ses dépenses à moyen et long terme avec ce type de jeu conçu pour tromper, c’est‑à‑dire court-circuiter, les processus cognitifs qui devraient normalement les aider à mieux se maîtriser?

Les ALV : des profits colossaux et des problèmes de dépendance par milliers

suzanne_barre.jpgLe film de Francine Pelletier nous amène graduellement au cœur des problèmes moraux et éthiques que soulève l'omniprésence des ALV et des MAS au Québec. Ces «ogresses de métal» (dixit Suzanne Barre, ex-joueuse compulsive) sont les principales responsables de l'explosion des profits chez Loto-Québec. En 1994, Loto-Québec tirait des ALV près de 54 millions de dollars de profits, alors qu’en 2009, ce montant était passé à plus d’un milliard de dollars! Si nous ajoutions à ces sommes colossales les profits générés par les autres appareils de jeux électroniques, le montant serait encore plus important.

Un rapport du Sénat français nous apprend que dans les casinos, la part des profits provenant des machines à sous est passée depuis les années 1970 de moins de 10 p. 100 à plus de 90 p. 100 de nos jours!

gaetan_frigon.jpgDe fait, l'arrivée des appareils de loterie vidéo et leur étatisation sont non seulement responsables de la multiplication épidémique des problèmes de jeu compulsif au Québec (qui se situe entre 13 et 14 p. 100 environ parmi les adeptes des ALV), mais aussi d'une dépendance encore plus pernicieuse : celle de l'État et des tenanciers de bar envers les profits colossaux que ces appareils engendrent. Le porte-parole de ces derniers, Renaud Poulin, avoue candidement que même si elles sont trois fois moins nombreuses que les anciens appareils «illégaux» que l'on retrouvait dans leurs établissements(1), celles-ci leurs rapportent beaucoup plus, environ 50 000$ annuellement par appareil (selon les chiffres que j'ai pu obtenir). C'est sans doute pour cette raison que les ALV et autres machines à sous ne font l’objet d’aucune mesure de précautions et de prévention ou de mises en garde réelles et efficace, à l’instar des avertissements (warnings) qui figurent sur les paquets de cigarettes. On le devine, des mesures efficaces risqueraient de faire diminuer les sommes récoltées au moyen de ces appareils. Une scène du film est particulièrement éloquente à cet égard. L'ineffable ex-président de Loto-Québec, Gaétan Frigon, y raconte que constatant les dommages causés par ces appareils, il avait proposé à la ministre Pauline Marois d'en réduire considérablement le nombre. La Ministre, sous la pression du lobby des propriétaires de bars et probablement pour éviter qu'une telle mesure n'affecte les entrées dans les coffres de l'État, a refusé son audacieuse proposition.

Les ALV, surtout dans les quartiers pauvres...

elisabeth_papineau-INSPQ.jpgCarte géographique de Montréal à l'appui, la cinéaste nous montre que ce sont dans les quartiers pauvres de Montréal que les ALV sont les plus présents. Pour justifier cette situation, un des anciens vice-présidents de Loto-Québec, Jean Royer, nous explique que dans les quartiers riches, il n'y a pas de commerce pour recevoir ces appareils. Cette vampirisation par l'État québécois des franches les plus démunies, vulnérables ou en détresse psychologique de sa population a de quoi choquer. Elle n'est pas sans conséquence, non seulement pour les joueurs compulsifs, mais aussi pour leur entourage. Une des chercheuses les plus réputées et crédibles au Québec en matière de jeu, Élisabeth Papineau, qui est attachée à l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), souligne que pour chaque joueur compulsif, dix personnes dans l’entourage du joueur sont affectées par les conséquences de sa dépendance. Elle relève aussi que le taux de prévalence des problèmes de jeu (3 p. 100) est annualisé. Dans les faits, les Québécois qui souffrent ou ont souffert d’une dépendance au jeu représentent un pourcentage bien plus élevé, un pourcentage que bizarrement on ne calcule pas. Le taux de prévalence annualisé ne comptabilise pas les joueurs qui en sont sortis pour toutes sortes de motifs: les personnes qui ont fait faillite, celles qui ont suivi une thérapie avec succès, celles qui ont quitté le Québec, les personnes qu’on ne peut joindre après qu’elles aient perdu leur service de téléphone filaire ou, plus tragiquement, parce qu’elles se sont suicidées, ce qui représente 30 à 40 personnes par année selon les coroners (avec preuves à l’appui). Le taux de suicide réel chez les joueurs pathologiques serait encore plus élevé et varierait entre 17 et 24 p. 100 (Hollander, E. et coll., 2000). Plusieurs centaines de Québécois auraient donc mis fin à leurs jours en raison de leur dépendance au jeu. Il faut savoir que les coroners à la suite d’une directive de notre gouvernement croupier, ne peuvent plus publier leurs statistiques en ce qui concerne le taux de suicide relié à un problème de jeu compulsif.

Je tiens à ajouter que les conséquences pour le joueur compulsif, sa famille et son entourage persistent longtemps, et ce, même si la personne est guérie de sa dépendance (famille brisée, perte d'emploi, faillite, démêlés avec la justice, etc.).

Le recours collectif contre Loto-Québec

alain_dubois_Loto-Quebec-2.jpgLe seul élément du film où mon analyse diverge de celle de Francine Pelletier se situe au niveau de l'importance qu'elle accorde au procès en recours collectif que les victimes des ALV ont intenté contre Loto-Québec. J’ai suivi ce procès de très près, assisté à des audiences, tenu un blogue sur celui-ci. Contrairement à la cinéaste, je ne crois pas qu'il a marqué un tournant dans les relations entre la population et Loto-Québec. Cela aurait pu être le cas, si les victimes étaient sorties gagnantes de ce procès, mais elles ont été flouées... une fois de plus! Après sept ans de procédures judiciaires qui ne cessaient de se multiplier grâce aux manigances juridiques des avocats de Loto‑Québec et des fabricants des ALV, le petit bureau d'avocats de Québec, qui défendait les victimes a plié l'échine devant les nombreuses grandes firmes qui représentaient la défense. De fait, toutes les parties au recours, sauf l'initiateur Jean Brochu, avocat lui aussi, se sont prononcées contre cette entente lors des audiences que le juge avait convoquées à la suite du dépôt de la proposition de règlement hors cour. Les seuls gagnants, face à cette décevante conclusion, ont été Loto-Québec, les fabricants d’ALV, qui n'ont pas eu à admettre de responsabilités et, bien sûr, les avocats qui représentaient les victimes. Les joueurs sont quasiment sortis bredouilles de cette aventure et au final, ils ont obtenu, pour le remboursement de leurs frais de thérapie, moins d'argent que les avocats chargés de les défendre. Une reconnaissance de la dangerosité des ALV aurait eu une énorme incidence, tant sur Loto-Québec que sur l'industrie du gambling. Le regard que posent les Québécois sur leur société d'État et cette industrie aurait été irrémédiablement transformé, à l'image de ce qui s’est produit dans la foulée des recours collectifs intentés contre les fabricants de cigarettes.

Trois grands facteurs expliquent l’effritement du lien d'affection entre les Québécois et Loto-Québec

1) La démesure actuelle dans l'offre de jeu se traduit par la multiplication des établissements de jeu (casino du Mont-Tremblant, salons de jeu: Ludoplex, salles de Kinzo) et par une augmentation des produits disponibles (jeux en ligne, loteries traditionnelles et interactives). Cette démesure entraîne une surexposition de la population à l'offre de jeu qui ne peut que produire une certaine désaffection. Les produits de Loto‑Québec ne font plus rêver comme avant, et la société d'État qui en fait activement la promotion ne se démarque plus des entreprises privées qui occupent des secteurs comparables, comme les CIES brassicoles. En fait, les Québécois, notamment les jeunes, sont de moins en moins dupes des mirages «bling, bling» que leur vend Loto-Québec, et ils sont de plus en plus nombreux à préférer dépenser leur argent durement gagné pour acheter des produits qui leur procurent un réel plaisir et des biens durables. Être un «loser»… non merci disent‑ils.

2) La multiplication des personnes exposées à un problème de jeu compulsif. Depuis l'étatisation des ALV en 1994, les problèmes de jeu compulsif ont, comme je le mentionne dans le film de Francine Pelletier, paradoxalement explosé, pour devenir un véritable enjeu de santé publique. Aujourd'hui, près de 14 p. 100 (plus de 20 p. 100 parmi les joueurs réguliers) des adeptes des ALV et autres jeux d'argent et de hasard électroniques développent une dépendance à ce type de jeux, et ceux-ci représentent plus de 90 p. 100 des demandeurs de traitements pour soigner cette dépendance. Depuis 1994, ça fait beaucoup de monde! Si le taux annualisé de personnes qui souffrent d'un problème de jeu compulsif est de 3 p. 100, on peut imaginer combien de personnes (joueurs et membres de l’entourage) depuis vingt ans ont été touchées directement ou indirectement par cette dépendance. Qui ne connaît pas au moins une personne parmi ses proches qui n'a pas souffert d'une dépendance au jeu? Cette exposition forcée aux problèmes de dépendance, due à l'ubiquité des ALV et des autres types de machines à sous, a amené les Québécois à être davantage sensibilisés au danger que font planer ces « ogresses de métal» et par voie de conséquence, à être plus critiques envers Loto-Québec. Les millionnaires de Loto-Québec sont rares, mais ceux qui se sont appauvris avec les ALV et autres jeux électroniques sont devenus légion. Dans les très nombreuses lignes ouvertes auxquelles j’ai eu l'occasion de participer, à peine un auditeur ou téléspectateur sur dix se portait à la défense de Loto‑Québec.

3) Depuis plus d’une décennie, nous avons vu de plus en plus d'intervenants exprimer des points de vue critiques face au manque d'éthique de Loto-Québec, à l'augmentation de son offre de jeu, au fonctionnement des machines à sous et autres jeux électroniques, à l'ouverture de nouveaux établissements de jeu (en dur ou virtuels), etc. Comme me le disait, le porte-parole de Loto-Québec, Jean-Pierre Roy, cette présence critique est sans pareil au Canada. Pour moi, il ne fait aucun doute que faute de messages de prévention crédibles de la part du gouvernement, de Loto-Québec et des organismes et chercheurs à leur solde, cette exposition à des points de vue critiques issus d'intervenants sincèrement préoccupés par cet enjeu de santé publique, a non seulement contribué à sensibiliser la population aux dérives éthiques de Loto-Québec, mais aussi aux problèmes de dépendance liés au gambling et plus particulièrement, aux ALV.

Loto-Québec à la croisée des chemins?

eleonore_mainguy.jpgÀ toutes les questions et réflexions qu'inspire ce pertinent documentaire de Francine Pelletier, il y en a une qui montre bien où nous en sommes face à cette société d'État dont l’âge d'or semble révolu. Pouvons-nous enfin nous demander jusqu'où nous voulons aller en matière de gambling étatique? N'est-il pas temps, comme le souligne l'ex-croupière Éléonore Mainguy, de revoir la mission de cette société d'État, qui nous appartient? Les importants dommages collatéraux causés par les ALV valent-ils les sommes d'argent qu'ils rapportent à l'État québécois?

Le jeu «contrôlé», une responsabilité gouvernementale avant tout

Des pistes de solution existent, comme le démontre la cinéaste. Dans les pays scandinaves, qu’aiment citer en exemple les PDG et porte-parole de Loto-Québec, on a mis en place d'efficaces mesures pour contrer les problèmes qu’engendrent inévitablement les ALV. En Norvège, dès 2007 on a retiré les ALV des bars pour les remplacer pas des appareils en réseau capables d’appliquer des mesures d'endiguement du jeu compulsif. Ainsi, on y limite les mises à 75 $ par jour, il y a une pause obligatoire après une heure de jeu, et un système d’auto‑exclusion est activé en tout temps. Au Québec, rien de tel n’existe pour les ALV. Limiter les problèmes de jeu compulsif n’est pas une responsabilité qui doit incomber entièrement aux joueurs. La mise en marché d’appareils recélant un potentiel de dangerosité aussi élevé engage d’abord et avant tout la responsabilité du gouvernement et de la société d'État qui les gère.

C’est maintenant à ce gouvernement de médecins de soigner la dépendance de l'État envers les appareils de loterie vidéo. Le serment d’Hippocrate ne les oblige‑t‑il pas à soigner? À vous de jouer Messieurs les «docteurs»!

(1) À dire vrai, leur présence était souvent autorisée par la Régie des alcools, des courses et des jeux.

Images tiré du film: «Loto-Québec: La morale de l’argent» sous copyright / tous droits réservés


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