Magazine Journal intime

Le Grand Chemin

Par Eric Mccomber
Le Grand Chemin
C’est certain, Zénophas a du sang noble. Il l’a toujours su. Il est convaincu que les grands seigneurs de la Citadelle du Lac reviendront le chercher un jour. Zénophas veut absolument quitter son affreux village de Bzi-les-Cailloux. C’est laid, c’est froid, c’est moche. Et puis, Zénophas mérite de vivre dans un palais de soies et de lambris ! Zénophas n’a qu’une idée, depuis toujours, aller là-bas, à Kitej, dans le pays dont il a tant rêvé, le pays de l’abondance et du beau. Mais comment faire ? Une ou deux fois par année Zénophas tente de concrétiser son projet. Aujourd’hui, justement, après des mois d’hésitation, il a mis un pied devant l’autre une douzaine de fois. Oh, déjà, il n’en peut plus. Il a mal partout, il est épuisé. Ses petits pieds saignent dans ses chaussures souillées par la poussière. Il s’assoit un instant sur un muret pour frotter le bout de ses souliers. Il regarde derrière et hésite. Ne vaudrait-il pas mieux continuer à attendre que passe la voiture des Dieux, celle qui viendra inévitablement le prendre directement à sa porte ?
Zénophas voit soudain passer la carriole d’Anthelme, Anthelme le vagabond. Il paraît qu’il y est allé, celui-là, à Bolchoï Kitej, la citadelle de cristal et d’argent. Plusieurs fois, dit-on ! Alors Zénophas voit venu le moment de saisir sa chance. Faisant fi de toute prudence, il étire le bras, agite la main, il hèle, il sautille, trépigne, malgré ses pieds endoloris par les dix-sept pas. Anthelme le voit et tire la bride. Anthelme aime bien la compagnie. Il passe beaucoup de temps tout seul et ça lui fait plaisir de rompre un peu l’isolement.
— Alors Zénophas, tu vas quelque part ?
— J’ai rendez-vous au lac Svetloïar, au-delà de la rivière Ouzola. Au palais de la soie et des lambris !
— Ah bon ! Tu vas à Kitej, alors ? Monte, je me rends tout près de là. Mais je te préviens, c’est une route semée d’embûches et de risques. Il m’est arrivé de devoir rebrousser chemin ! Peu nombreux sont ceux qui y parviennent !
— C’est mon destin, Anthelme. Je suis prêt ! C’est écrit. On m’attend là-bas avec un festin, des récompenses, des gâteaux, des vins raffinés, des nappes de dentelle, de la soie, des lambris !
— Eh ben mon vieux, monte !
Zénophas grimpe tout seul de lui même dans la carriole et s’installe à côté d’Anthelme. Il n’est pas peu fier de son exploit, même s’il doit souffler sur ses doigts, meurtris et entaillés par le bois brutal de la voiture. Il a même tiré une maille de son pantalon. Pendant quelques heures, les deux devisent gaiment et la route est agréable. Le soleil décline et il commence à faire froid.
— Oh, dis, Anthelme. On gèle, sur ta carriole !
— Tu n’as rien pour te couvrir ?
— Non, je ne pensais surtout pas que ça prendrait toute la journée !
— Mais Zénophas, il y a deux semaines de route, tu ne le savais pas ?
— Passe-moi ton manteau.
— Regarde plutôt derrière dans la malle bleue. Il y a des couvertures.
Le reste de la journée se passe dans un étrange silence, interrompu par les soupirs impatients de Zénophas, qui passe son temps à gigoter, les fesses endolories par les soubresauts, qui sont parfois si violents qu’il croit que son dos va se rompre ! Anthelme trouve une petite clairière, ramasse du bois, allume un feu, prépare à manger, installe deux couches et les voyageurs s’endorment vite, sous les regards bienveillants des étoiles.
Le lendemain, Zénophas a faim. Il n’a rien prévu, mais heureusement, Anthelme a un peu de réserves. Après avoir mangé, ils se remettent en route. Zénophas n’a pas envie de prendre les rennes ; chaque fois qu’il a tenté de le faire dans le passé, il a subi de terribles rougeurs aux doigts. Alors c’est Anthelme qui pilote. Tout à coup, la voiture passe près d’une belle route qui part sur la gauche et s’enfonce dans les bois. Le soleil tape et Zénophas a mal aux bras à force de tenir ses mains devant ses yeux. Il imagine l’ombre fraîche et se met à pleurnicher.
— Anthelme, Anthelme, je veux que nous prenions cette magnifique route qui part dans les sous-bois !
— Oui, c’est une belle route, Zéno, je te l’accorde, mais elle ne mène pas du tout là où je dois aller. Et toi, je croyais que tu rêvais de Kitej, la cité céleste, aux soies et lambris ?
— Je suis certain que par cette route, ça y va encore plus rapidement.
— Regarde, voici la carte.
— Je ne fais pas confiance aux cartes. Je me fie à mon cœur, moi !
— Je suis passé par ici mille fois.
— Justement, moi j’ai un regard neuf. Je vois ce que tu ne peux plus voir, fermé que tu es dans ton cynisme de vieux routier. Enfermé dans tes certitudes.
— Je te laisse ici, alors ?
— Non, non, non ! On y va tous les deux ! on prend cette route !
Et Zénophas se met à tirer furieusement sur les rennes. Les chevaux, complètement confus, se jettent de gauche et de droite, ruent, se cambrent, et finissent par s’arrêter tout bonnement dans l’ornière. La carriole est embourbée.
— Zénophas. Tu m’as dit que tu rêvais d’aller à la grande citadelle. C’est là que je vais. Si tu veux, on chemine ensemble. Mais c’est ma carriole, tu comprends ? Je l’ai achetée avec les sous que j’ai pu glaner en travaillant aux champs, en ramassant du bois, des coquillages, en réparant des barrières. Regarde mes mains, toi qui es sensible, tu peux imaginer ce que j’ai sacrifié pour faire ma propre route. Alors voilà, tu es tout à fait le bienvenu si tu as envie de m’accompagner. Mais là, je vois que tu ne veux ni conduire ni être conduit. Que tu veux absolument aller quelque part en passant par des chemins qui mènent ailleurs. J’ai dix jours de vivres et le calcul est plutôt simple, je peux me serrer la ceinture pour partager avec toi, mais au-delà d’un certain point, nous allons tous deux mourir de faim. On sera bien avancés, toi et moi.
Zénophas descend et s’assoit par terre en sanglotant. Le sel de ses larmes pique les rougeurs qui tourmentent ses mains et la souffrance est insupportable.
— Salopard, tu m’as bien floué ! Attends que je rentre à Bzi, tout le monde saura quel genre de tyran despotique tu es. Attends, quand tu reviendras, tout le monde te lancera des pierres. Tes amis seront devenus des étrangers, les étrangers seront tes ennemis, et tes anciens ennemis auront monté un bûcher sur lequel ils te feront rôtir ! Et moi, moi, Zénophas de Nijini de Kerjenets, héritier des grands princes de la Volga, je viendrai en ricanant cracher sur ton brasier juste pour entendre le petit « pftt » que fera ma salive en s’évaporant. Oui ! Tu regretteras ta cruauté, truand !

Zénophas s’éloigne à petits pas lents. Il a encore mal d’avoir mis dix-neuf fois un pied devant l’autre la veille (sans compter tous les pas pour se rendre au feu, aller faire ses besoins et en revenir). La douleur lui donne des spasmes. Mais bon, au moins, se dit-il, je suis allé plus loin que quiconque de mon village ! Je suis désormais un héros ! Un aventurier ! Un personnage de légende ! J’ai une vie entière d’anecdotes à raconter aux autres, moi qui suis passé bravement de l’autre côté des collines, qui ai presque traversé l’Ouzola !
Anthelme descend à son tour et regarde s’éloigner Zénophas. Il se met à l’œuvre pour sortir la carriole de l’ornière et réparer les accastillages tordus. Il porte son regard sur la route de temps à autres et voit Zénophas, parfois couché dans l’herbe à se reposer, parfois se traînant dans le chemin. Quelqu’un l’embarquera, espère-t-il.
Zénophas a de la chance. Juste avant la nuit, une caravane turque passe par là en direction de la mer et accepte de le prendre. Il leur raconte toutes les tortures qu’il a subies aux mains d’Anthelme. Il n’épargne aucun détail ; les coups au visage, l’étranglement, le vol de son or, de toute sa nourriture, de son manteau… puis… la nuit d’horreur, la saoulerie, les cris, les agressions, les viols répétés, interminables, les injures, la folle fureur typique de « ces-voyous-là ». Les gens de la caravane sont émus par ce récit et ils font de leur mieux pour réconforter le pauvre Zénophas, si charmant, si sympathique. Ils se jurent bien de se méfier désormais de ce dangereux Anthelme-le-Vagabond. On donne à Zénophas double ration à boire et à manger, on l’emmitoufle de fourrures et de laines bigarrées et les jeunes filles lui caressent les cheveux en chantonnant.
Cinq longs jours plus tard, après un détour catastrophique par un « raccourci » dans les ronces, la mort accidentelle de deux chameaux, la chute d’une malle d’ambre dans un ravin, l’attaque d’une meute de loups enragés, une fuite désordonnée devant une famille d’ours courroucés et la périlleuse traversée d’un petit torrent pierreux, la caravane arrive enfin à Bzi.
Lorsqu’il descend, personne n’envoie la main à Zénophas. Les gens de la caravane ont compris à qui ils avaient affaire. Celui-là était tout de même bien charmant, mais bon, le long des routes, on rencontre des pissenlits, des ornières, des flaques de boue, des troncs de travers, et assez souvent, des types comme ça. Cela fait partie de la vie du grand chemin.
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©Éric McComber, 2015

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