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Pilate et Yéshoua, un récit d’Alain Gagnon…

Publié le 02 avril 2015 par Chatquilouche @chatquilouche
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Pilate par Giotto

(Pilate est ce procurateur romain devant qui Yéshoua – Jésus de Nazareth – a comparu. Le captif impressionnait le magistrat et militaire. Il souhaitait le libérer. Mais politique oblige.)

 Le jour est plein. Un grand vent dans le prétoire, un souffle du désert qui assèche.

Pilate retient sa tunique. Devant lui, Yéshoua se tient droit. Comme dans son rêve, lorsque Actée, sa jeune esclave circassienne, l’a éveillé, ainsi qu’elle doit le faire, ainsi qu’il lui a ordonné de le faire lorsque dans son sommeil il s’agite. Combien de fois a-t-il répété à son épouse ? « C’est une terre maudite, de prophètes enfiévrés. Où l’esprit humain n’arrive plus à oublier ses manques, ses défaillances. À chaque carrefour, des fous rappellent tout à tous !  » Il l’objurgue :

— Que ta famille fasse jouer ses influences ! Vivement une nouvelle affectation ! À Rome ou en province, mais loin d’ici. Deux lunes encore et nous n’aurons plus de raison, Claudia.

 Le procurateur est un homme quiet, de décision mûrie ; il n’aime pas le sang. C’est du sang pourtant qu’on lui réclame dans ce vent sec du désert qui rend fanatique, hagard. Et cet homme, qui se dit fils de Dieu, se tient devant lui, déjà bafoué par le fouet, comme dans son rêve, et lui demande, autant que la foule, son supplice. Il se proclame fils de Dieu et les cris redoublent :

— Blasphémateur ! À mort !

Pilate retournerait aux osselets dont il jouait dans les atriums des grands palais, avec les princes mêmes de la famille impériale. Ô, douceurs de sa mère… Et aujourd’hui, toutes ces accusations, tous ces fanatismes insupportables pour lui, qui ne croit en rien.

L’œil du rabbi se pose sur lui. Il semble deviner ses tourments, ses espoirs tronqués qui lui pèsent. Et Pilate prend peur. Il n’était pas lâche aux armées. Mais ici, dans cette Palestine délirante, les mendiants et les ascètes ont des yeux qui scrutent et retournent en lui des pierres d’où des larves honnies s’échappent avec fracas. Il les craint tous, ces prêtres, ces saducéens, pharisiens ou zélotes : ils sont les amis de ce qui en vous vous méprise et exige, ils sont de ceux qu’on ne saurait contenter. Ils vous prennent tout, et l’âme en surplus, et réclament encore.

L’homme saigne. Pilate a ordonné la flagellation avant la comparution. Pour les toucher. Pour les éveiller à la pitié. Il ne touchera pas le cœur de ces barbares, il le sent bien.

Par habitude procédurière, sans espoir, il demande au grand-prêtre :

– Cela ne suffit pas ?

L’autre balance la tête de gauche à droite.

Sandales sur la pierre, le peuple hurle : « À mort ! »

Celui qui se tient devant lui, mains liées, celui qui est cause du tumulte présent, celui qui répare les chairs et répare les âmes, l’observe, de derrière sa sueur et son sang.

Derrière Pilate fraîchement rasé et épilé, l’Empire, la louve et les aigles…

– Faites venir Barrabas, ordonne le procurateur de Rome.

– Qui de Barrabas ou de Yéshoua ? Qui libère-t-on pour la Pâque ?

Ils choisissent Barrabas. Pilate le savait. Tout se passe comme dans son rêve. Les gestes s’enchaînent, les questions, les réponses. Sa volonté n’existe plus dans cet après-midi du prétoire. Son rêve se poursuit – ou peut-être rêve-t-il maintenant, et que c’est la nuit qu’il vit au vrai ? Les événements passent devant ses yeux, comme les vagues observées du pont d’un navire : on ne peut ni les compter ni les dompter. Il a une envie folle d’Actée aux yeux verts, envie qu’Actée soit près de lui. Elle est plus puissante que l’officier d’un empire, plus puissante qu’un empire peut-être ; arriverait-elle à dompter la nuit ? À lui faire reprendre sa place ? À tracer une frontière entre la nuit et le jour ?

Les regards de cet homme, Yéshoua, et de Barrabas se sont croisés. Pilate l’a vu, les traits de la brute se sont modifiés : son faciès dessine avec peine un sourire, et c’est à Yéshoua que ce sourire s’adresse, non pas à la foule qui le délivre de la mort. La mort, il s’y est fait déjà ; mais ce sourire que lui a retourné Yéshoua et ces yeux pleins de rêves dans la figure de Yéshoua – de ces rêves qui ne sont pas des cauchemars –, il ne les reverra pas, et déjà il en souffre tellement qu’il se contorsionne dans ses chaînes, alors qu’on l’emmène, qu’il s’étire le cou et les membres à s’en démettre les vertèbres, comme les gardiens le poussent vers une liberté qu’il ne retrouvera jamais.

— Qui es-tu donc ? demande Pilate.

— Le fils de Dieu et le roi de ce monde.

— Le roi vit à Rome. Je l’ai vu. Je l’ai touché. Je lui ai parlé et j’ai même partagé les jeux de ses enfants dans mon jeune âge.

— Tu ne vois pas le vent qui soulève ta tunique et sèche le sang sur mes membres, mais il est bien présent :

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tu peux en ressentir les effets. Il en est de même de Dieu. Regarde la marche du soleil et des étoiles ; écoute ton propre cœur qui bat… Tu as touché à ton empereur, mais Dieu te touche chaque jour. Il cogne à ta porte et espère ton invitation.

S’il disait vrai, se dit Pilate. Ce serait tout recommencer, tout reconstruire en soi et hors de soi. À cette seule pensée, une fatigue fond sur lui. Il la chasse, comme on chasse une mouche importune. De la main, sans haine et sans joie, il envoie le condamné vers le supplice de la croix, et se retire dans ses appartements où des vins opiacés, il le souhaite, réduiront la frontière entre sommeils et veilles.

L’auteur

Auteur prolifique, Alain Gagnon a remporté à deux reprises le Prix fiction roman du Salon 

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du Livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean pour Sud (Pleine Lune, 1996) et Thomas K (Pleine Lune, 1998).  Quatre de ses ouvrages en prose sont ensuite parus chez Triptyque : Lélie ou la vie horizontale (2003), Jakob, fils de Jakob (2004),Le truc de l’oncle Henry (2006) et Les Dames de l’Estuaire (2013).  Il a reçu à quatre reprises le Prix poésie du même salon pour Ces oiseaux de mémoire (Le Loup de Gouttière, 2003), L’espace de la musique (Triptyque, 2005), Les versets du pluriel (Triptyque, 2008) et Chants d’août (Triptyque, 2011).  En octobre 2011, on lui décernera le Prix littéraire Intérêt général pour son essai, Propos pour Jacob (La Grenouille Bleue, 2010).  Il a aussi publié quelques ouvrages du genre fantastique, dont Kassauan, Chronique d’Euxémie et Cornes (Éd. du CRAM), et Le bal des dieux (Marcel Broquet).  On compte également plusieurs parutions chez Lanctôt Éditeur (Michel Brûlé), Pierre Tisseyre et JCL.  De novembre 2008 à décembre 2009, il a joué le rôle d’éditeur associé à la Grenouille bleue.  Il gère aujourd’hui un blogue qui est devenu un véritable magazine littéraire : Le Chat Qui Louche 1 et 2 (https://maykan.wordpress.com/).


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