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Sunnites – chiites: au Yémen, la manip tourne à la confusion

Publié le 04 avril 2015 par Jcharmelot

Dans un éditorial récent, le New York Times décrit la violence au Yémen comme une guerre civile entre les deux grandes branches de l’Islam, le sunnisme et le chiisme. Sur la page voisine, le commentateur « maison », Thomas Friedman, conclut son analyse en soulignant la difficulté d’intervenir dans un conflit dont l’enjeu remonte au 7ème siècle : le désaccord entre sunnites et chiites sur le successeur légitime du Prophète Mohammed. Coincé entre ces deux lieux communs, se trouve un point de vue éclairé de l’historien Jesse Ferris. Il est notamment l’auteur d’un ouvrage sur l’intervention militaire du président égyptien Gamal Abdel Nasser de 1962 à 1967 … au Yémen. Ferris, dans son article, replace la tension actuelle dans le contexte de la rivalité politique entre les deux puissances régionales, l’Iran et l’Arabie Saoudite. Et met en garde contre les périls d’une intervention dans un pays dont l’histoire défie les plus subtils décryptages. Sans entrer dans le mérite des conclusions de Ferris, son « recadrage » est d’une grande utilité. Elle rend à l’histoire son droit de cité dans un débat sur les tourments du monde musulman, dominé par les clichés périlleux.

Dans le cas spécifique du Yémen, attribuer à la rivalité entre sunnites et chiites l’actuel épisode de violence relève de la manipulation. Cette explication évacue l’extraordinaire complexité d’une période dans laquelle l’émergence récente des Houthis sur le devant de la scène n’est qu’un ultime incident. Les Houthis sont présentés généralement comme des chiites, et comme tels, ils ne peuvent être que des marionnettes entre les mains des Iraniens. L’affiliation des Houthis à la branche des partisans d’Ali, gendre et neveu du Prophète, est un raccourci rapide. Il ignore notamment que les Houthis pratiquent un chiisme, le « zaïdisme », très éloigné de celui qui est la religion d’état en Iran et qui est prêché dans les écoles religieuses de Qom, Nadjaf, et Kerbala. L’implication de Téhéran brandie par les Saoudiens pour justifier leur récente campagne de bombardements contre les positions des Houthis, est également sujette à caution. Les Iraniens ont peut être fourni une assistance financière aux Houthis, mais rien n’indique qu’ils soient présents sur le terrain, comme ils le sont en Irak, avec l’approbation explicite des Etats-Unis, ou en Syrie, avec l’agrément plus discret de Washington. Et rien n’indique non plus qu’ils aient l’intention de s’immiscer dans un conflit où les allégeances tribales prennent toujours de cours les protagonistes extérieurs qui ont la prétention de comprendre le Yémen.  

Quelques éléments supplémentaires permettent de renvoyer la lecture sunnites-chiites des évènements du Yémen à la catégorie des simplifications hâtives. Les Houthis sont dominants dans la province la plus septentrionale du Yémen, à la frontière avec l’Arabie Saoudite. Ils sont en rébellion contre le pouvoir central de Sanaa depuis plus de dix ans, et l’armée yéménite avec l’aide des Saoudiens a tenté de les déloger de leur place forte lors d’une série d’opérations infructueuses. Pendant toute cette période de tension, le président yéménite était Ali Abdallah Saleh. Confronté en 2011 à une forte contestation populaire, et au lâchage de ses soutiens tribaux traditionnels, Saleh a dû renoncer au pouvoir en 2012. Au moins en apparence.

Aujourd’hui, les Houthis et l’ex-président Saleh sont alliés. Et ce retournement n’est pas sans importance. Président du Yémen du Nord avant l’unification du Nord et du Sud en 1990, puis président du Yémen uni jusqu’à son éviction, Saleh, est lui-même un Zaidi. Il a surtout été pendant dix ans le meilleur ami de l’Amérique. Alors que Washington considérait « Al Qaïda dans la péninsule arabique » comme le danger le plus grave pour la sécurité des Etats-Unis, Saleh a été le bénéficiaire d’aides financières somptueuses. Son armée a été entrainée et équipée par le Pentagone. En échange des largesses des Etats-Unis, il a laissé les Forces Spéciales américaines, le JSOC, opérer librement sur son territoire, et notamment mener une guerre des drones, clandestine, incontrôlée et controversée, qui a décimé les chefs tribaux yéménites, plus qu’elle n’a réduit le péril des groupes extrémistes actifs dans la monde musulman.

Avant même le début des bombardements saoudiens, les unités du JSOC ont été discrètement évacuées du Yémen. Ces commandos d’élites sont présentés comme le fer de lance de la lutte contre les vestiges d’Al Qaïda, et leurs chefs ne doivent pas être très satisfaits de l’initiative saoudienne. En outre, les frappes des F-16 de Riyad détruisent du matériel militaire récupéré par les Houthis lors de la prise de Sanaa, dont une partie a été fournie par les Etats-Unis. Et les unités fidèles à Ali Abdallah Saleh, qui se battent aux côtés des Houthis pour la prise du port d’Aden, sont elles aussi équipées en matériels dont le financement ou la provenance peuvent remonter aux Américains ou aux Saoudiens.

Le paradoxe est donc complet : les Houthis et Ali Abdallah Saleh, à une époque considérés comme les ennemis d’Al Qaida, sont aujourd’hui la cible de la colère saoudienne. Et le chaos actuel accroit le risque de voir se renforcer au Yémen, où les loyautés s’achètent pour une poignée de dollars, les héritiers au moins spirituels d’Oussama ben Laden, dont les ennemis déclarés sont les Etats-Unis et la dynastie des al-Saoud.

Si la situation au Yémen semble donc complexe, elle n’est pas nouvelle. Et un rapide coup d’œil en arrière permet d’éviter les décisions hasardeuses, comme par exemple … une intervention militaire. Le précédent de 1962 est rappelé très à propos par Jesse Ferris. A l’époque, un coup d’état au Yémen du Nord porte au pouvoir des « républicains », et chasse le roi et ses associés. Nasser décide d’apporter son soutien militaire aux « républicains ». En face, l’Arabie Saoudite, la Jordanie, les Etats-Unis, et la Grande Bretagne forment une coalition en faveur des « royalistes ». En pleine Guerre Froide, l’épouvantail du nassérisme fonctionne. Il mélangeait nationalisme, panarabisme, socialisme et confrontation avec Israël. La guerre civile s’achèvera par un accord « à la yéménite », sans vainqueurs ni vaincus, entre républicains et royalistes. Elle aura couté cher à Nasser et à l’Egypte, et certains historiens comme Ferris considèrent qu’elle a affaibli l’armée égyptienne au point de lui faire essuyer une terrible défaite dans « la guerre des six jours » avec Israël. Une défaite et surtout une perte de territoires qui dessineront le cadre des développements ultérieurs au Moyen Orient.

Nous sommes donc bien loin d’un simple affrontement sunnites-chiites, cette haine séculaires devenue depuis l’invasion américaine de l’Irak en 2003, la clef de lecture facile pour expliquer les tragédies qui se multiplient aux points de frictions entre ce qui est baptisé  »le croissant chiite », qui irait de l’Iran au Liban, en passant par l’Irak et la Syrie, et le reste du monde musulman, dominé par les sunnites. A y regarder de plus près, les croyances et les rites ont bien peu leur place dans ce face à face. Ce qui est en jeu est la gestion du pouvoir temporel, et la concurrence entre le conservatisme de systèmes dynastiques et/ou de dictatures sécuritaires, et le pluralisme très encadré et très limité de systèmes politiques comme en Tunisie, au Liban ou … en Iran.

Placé dans un contexte plus large, le conflit au Yémen n’est qu’un épisode dans l’accélération récente de la violence en Afrique du nord, au Moyen Orient, dans le Golfe, dans le sous-continent indien, dans la Corne de l’Afrique. Et même aux portes de l’Europe, en Turquie. L’attaque du musée du Bardo à Tunis. La bataille pour le contrôle de Tikrit, en Irak. La prise en otage meurtrière d’un juge en Turquie. La chute d’Idlib aux mains des rebelles, en Syrie, et l’annonce d’une poussée des fanatiques de l’Etat islamique dans le camp palestinien de Yarmouk, aux portes de Damas, depuis longtemps vidé de sa population civile. Une nouvelle confrontation meurtrière dans le Sinaï égyptien entre l’armée et les « islamistes ». Un autre kamikaze, dans l’est de l’Afghanistan. Une autre attaque contre un hôtel, près de Mogadiscio, en Somalie. Puis le massacre d’écoliers dans un lycée de Nairobi … . Toute une série de tragédies en l’espace de trois semaines.

Coïncidence ou non, ces drames accompagnent une initiative historique du président américain Obama. Le rapprochement entre Washington et Téhéran, ennemis jurés depuis 35 ans, mais protagonistes les plus importants dans le Golfe et au Moyen Orient. Deux puissances dont l’absence de dialogue depuis 1979 constitue un élément majeur de déséquilibres dans la région la plus fragile du monde. La « détente » irano-américaine a pris la forme de nouvelles négociations internationales conduites depuis des mois sur le programme nucléaire de Téhéran. Un premier accord cadre a été signé à Lausanne, qui doit être précisé dans les mois à venir.

Dans ces négociations à grand spectacle, sur les bords du Léman, le programme nucléaire iranien est présenté comme le cœur du problème. Les Iraniens assurent qu’il est de nature civile, mais les Occidentaux craignent que les mollahs aient le dessein secret de se doter de l’arme atomique. Leur objectif final serait d’user de cet arsenal pour dominer la région, et menacer Israël. L’objet des négociations, régentées du côté occidental par les Etats-Unis, mais auxquelles participent également la Russie et la Chine, est donc d’obtenir des Iraniens qu’ils renoncent à leur projet. En échange de cette démonstration de bonne volonté, les sanctions de toutes sortes qui se sont accumulées contre le régime des mollahs depuis des années seront levées progressivement.

En dépit de l’affichage diplomatique, un élément-clef du débat jette un doute sur la présentation publique des discussions avec Téhéran. Dans ses plus récents rapports sur le nucléaire iranien, la communauté du renseignement aux Etats-Unis, dont les conclusions servent de paramètres d’analyse pour les négociateurs américains, a toujours estimé que l’Iran n’avait pas pris la décision de développer une arme nucléaire. Les rapports des diverses agences américaines considèrent même que les efforts dans ce sens par les Iraniens ne pourraient être dissimulés et que les dirigeants iraniens ne sont pas irrationnels au point de s’exposer à des opérations préventives de grande ampleur. Au moins en public, les Israéliens ne sont pas d’accord avec les Américaine et depuis des années, Benjamin Netanyahou brandit le nucléaire iranien comme une menace urgente et existentielle pour l’état hébreu. Sur cette question, les Saoudiens rejoignent les Israéliens : la dynastie des Saoud vit dans la peur d’une résurgence de l’influence iranienne dans le Golfe, et considère que Téhéran veut acquérir la puissance atomique pour placer la région sous sa coupe.

Pour les Etats-Unis et la République Islamique, l’enjeu des négociations en cours va bien au-delà de la mise sous tutelle du programme nucléaire de Téhéran. Il s’agit en réalité d’utiliser le vecteur de ces discussions pour réhabiliter le régime des mollahs comme interlocuteur rationnel et partenaire de confiance dans la gestion d’un monde musulman de plus en plus instable. Il s’agit de mettre fin à une anomalie née au moment de la révolution islamique en 1979, et qui a vu se dresser une barrière de silence, d’incompréhension et d’hostilité entre les deux pays, l’Iran et les Etats-Unis, dont la coopération et nécessaire pour assurer la sécurité du Golfe et du Moyen Orient.

La stratégie américaine est dictée par l’expérience et le pragmatisme: 35 ans d’erreurs et d’hostilités ont conduit au désastre actuel. Un monde musulman à feu à sang, de l’Afghanistan au Maroc. Des nations qui se disloquent, et dans le vide laissé par les états, l’émergence du sectarisme le plus rétrograde. La prolifération des mouvements et groupuscules violents qui ont leurs racines dans la résistance aux Soviétiques lors de l’occupation de l’Afghanistan dans les années 80 et s’alimentent depuis à la haine de l’Occident, d’Israël, ou des « infidèles ». Et trouvent depuis toujours de généreux donateurs parmi les monarchies du Golfe, des havres pour s’entrainer au Pakistan ou en Afghanistan, et des volontaires pour s’enrôler parmi les masses de jeunes gens sans futur en Afrique du nord, en Egypte, au Moyen-Orient, en Asie et même en Europe.

Dans le chaos général, l’Iran a fait la démonstration de sa résilience et de sa capacité à survivre. Pour les Etats-Unis d’Obama, il n’est plus question d’envisager de changer le régime ou de le maintenir dans une quarantaine qui alimente son désir de vengeances et de riposte violente. Et pour Téhéran, un rapprochement avec un partenaire historique comme l’Amérique, est une question de survie: une sécheresse sans précédent, la baisse du prix du pétrole et du gaz, des sanctions économiques pesantes, mettent à rude épreuve le système politique et la patience des 80 millions d’Iraniens.

Mais le retour de l’Iran comme partenaire des Etats-Unis fait peur aux deux pays qui depuis plus de trois décennies sont les interlocuteurs privilégiés de l’Amérique, Israël et l’Arabie Saoudite. Deux pays qui ont souvent utilisé la puissance américaine pour servir leurs propres intérêts, et qui régulièrement appellent les Etats-Unis au secours pour les sortir de pièges dans lesquels ils se sont eux-mêmes plongés. Pour Israël et les Saoudiens, l’arrivée des Iraniens dans le débat remet en cause le duopole qu’ils maintiennent sur la stratégie des Etats-Unis dans le Golfe et au Moyen Orient. La réintégration de Téhéran comme interlocuteur de Washington, les privent d’un ennemi fanatique et irrationnel qui permet de maintenir la région dans un état de guerre permanente. Après la destruction de l’Irak, de la Libye, de la Syrie, une pacification avec l’Iran marquerait également l’échec de la phase finale de la stratégie commune à Jérusalem et Riyad de prévenir l’émergence dans le monde musulman d’entités nationales à même de négocier à parité avec l’état hébreu, et de présenter une alternative politique au système monarchique archaïque qui règne en Arabie Saoudite.

Dans ce contexte, le Yémen apparaît comme un test crucial. Le président Obama devra résister à la tentation de venir prêter main forte aux Saoudiens. Quitte à s’attirer les critiques de Riyad et du Congrès américain. Il devra éviter à tout prix de donner l’impression que les Etats-Unis considèrent l’Iran comme une menace dans le talon fragile de la Péninsule arabique. Et il devra tout faire pour éviter que « la manipulation yéménite » ne fasse déraper les efforts de normalisation avec l’Iran. Les Etats-Unis devront également contrôler les tentations égyptiennes de s’ingérer (de nouveau) dans les affaires du Yémen. Sans doute, avant d’agir, le général Sissi prendra-t-il l’avis de ses amis du Pentagone, qui viennent de rouvrir les robinets de fourniture d’armes, dont le flot avait été ralenti après le coup d’état des militaires en juillet 2013.


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