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Bernard Szajner l’interview

Publié le 06 avril 2015 par Hartzine
BernardSzajner_05 Photos © Philippe Levy On connaît Bernard Szajner pour quelques inventions. Harpe laser et instruments étranges, il s’est toujours attaché à faire de la lumière un son. C’est un de ses personnages mystérieux que la France sait garder secret. D’abord artiste de light show, il a créé des scénographies et des lumières pour les Who, Magma, Pierre Henry ou Gong. En même temps il commence à pratiquer le synthétiseur mais très vite, il préfère inventer ses propres instruments. En 1978 il sort, sous son pseudo Zed, Visions of Dune, album devenu mythique et réédité par InFiné l’an passé. En 1980, Some Deaths Take Forever marque aussi les esprits, notamment autour du morceau Welcome (To Death Row). Il est aussi à l’origine du groupe The (Hypothetical) Prophets, où la voix devient une pierre angulaire de la composition. Un travail qui n’est pas sans faire penser à une certaine tradition de la poésie sonore encore actuelle. Pendant près de 20 ans, il stoppe sa carrière musicale pour se consacrer à son travail de plasticien et d’artiste numérique. En 2013, il travaille sur un nouveau projet pour le workshop d’InFiné, renouant avec son pseudo Z. Son travail est de plus en plus total – images, texte et musique. Il poursuit actuellement son travail de plasticien et de musicien à la faveur de l’excellent travail de réédition de son label. Depuis, il joue un peu partout en Europe, notamment avec son projet Evolution commandé par le Centre Pompidou. En mars dernier est sorti Rethinking Z, somme de remixes et collaborations avec notamment Almeeva, Clara Moto ou Etienne Jaumet, en écoute intégrale ci-après. Bernard Szajner l’interview Bernard Sazjner - Portrait Vous avez commencé par faire les lumières pour Magma et Gong. Comment en êtes-vous venu à la musique ? Est-ce que c’était concomitant ? Je corrige tout de suite, je n’ai jamais été technicien lumière ; j’étais artiste, plasticien, spécialisé dans l’image, ce qui fait que j’ai créé dans les années 70-80 des light shows, ce qui n’impliquait pas forcément de la lumière dans le sens d’un éclairage, mais de la lumière dans le sens d’un spectacle visuel pour accompagner les musiciens sur scène. un spectacle qui était projeté sur des écrans. Donc, j’étais là-dedans, c’était mon boulot. J’ai travaillé avec des groupes comme Gong, Magma, et des musiciens de musique contemporaine comme Olivier Messaien, Pierre Henry, donc je n’étais pas uniquement spécialisé dans la musique planante ou rock’n’roll. Et puis j’ai travaillé aussi avec des groupes comme les Who, qui étaient à l’époque extrêmement connus, même si aujourd’hui on a oublié tout ça. C’est une des caractéristiques de la musique, c’est que quand on ne voit plus les gens, on les oublie. Alors à force de travailler avec les musiciens, j’ai remarqué que leur envie était d’avoir des projections sur scène, parce que ça « enjolive » la musique. Et moi, depuis très très longtemps, je déteste le mot « joli ». J’aime le mot « beau », le mot « somptueux », j’aime le mot « atroce », j’aime le mot « horrible », mais pour moi, « joli », c’est un mot petit et qui ne désignait pas du tout ce que je voulais faire, déjà à l’époque. Je voulais faire quelque chose d’un peu fracassant, d’un peu surnaturel. Donc comme les musiciens ne s’intéressaient pas au rapprochement si particulier qu’il pouvait y avoir entre la musique et l’imaginaire, eh bien je me suis dit que j’allais faire la musique moi-même – au moins, je serais au cœur de ce rapprochement. Et j’ai commencé à faire de la musique. Mais n’étant pas musicien… Enfin il faut dire que parmi mes écoutes musicales, il y avait Terry Riley, qui était un répétitif, et qui m’a entraîné assez facilement vers la musique répétitive, vers les boucles. J’ai un ami musicien qui m’a prêté deux petits synthétiseurs avec lesquels j’ai fait des boucles et des boucles que j’ai superposées. Mais je n’étais pas du tout musicien, je ne savais même pas trouver un do ou un la sur un clavier, ce qui après a compliqué les choses quand j’ai voulu faire de la scène, puisqu’en studio on peut faire ce qu’on veut mais qu’une fois sur scène, c’est un peu plus compliqué. Après, j’en suis venu à inventer des instruments de musique pour compenser mon incapacité à jouer sur un clavier. Justement, finalement, cette invention d’instruments est intervenue tout de suite pour compenser cette difficulté ? Oui, c’était un handicap, je ne savais pas jouer de clavier, donc si je voulais jouer quelque chose, j’ai réfléchi, et comme je faisais naturellement des images lumineuses sur de la musique, il est devenu assez naturel que mes premiers instruments soient créés à partir de la lumière qui générait de la musique. C’était le processus inverse. Mais surtout, ce à quoi j’ai réfléchi, c’est que jusqu’à l’avénement du synthétiseur, les êtres humains n’étaient capables de jouer que des instruments qui n’avaient été conçus que pour leur propre limitation, leur propre non pas intersection, mais limitation. C’est-à-dire qu’un piano fait l’envergure, la largeur qu’il fait tout simplement parce que quand un pianiste étend les bras, au bout d’un moment, à moins de courir le long du piano, le clavier ne peut pas être plus long qu’un petit peu plus que l’envergure des deux bras. C’est le maximum, et ça limitait le registre de ce qu’on pouvait entendre. Hors le synthétiseur n’avait pas cette limitation auditivement, puisqu’on pouvait aller de l’inaudible dans les notes graves jusqu’à l’inaudible dans les notes les plus aiguës. Et cependant, curieusement, le synthétiseur, dès qu’il a été créé, s’est retrouvé très vite avec des claviers encore plus petits que celui du piano. C’est-à-dire que d’un instrument aux capacités illimitées, on avait un accès qui était bien plus limité que ceux d’avant. Donc j’ai tenu compte de tout ça dans mon travail, dans mes réflexions, et j’ai commencé à créer des instruments qui tenaient compte de notre incapacité à bouger dans l’espace. Et d’ailleurs, souvent, j’ai fait des instruments sur lesquels on peut jouer verticalement et horizontalement. J’ai fait des hybrides, des instruments dont on pouvait jouer dans tous les sens. C’est vrai que vos instruments n’ont pas des formes vraiment habituelles… Tout est lié en fait, ce que vous avez vu par exemple à Normandoux, c’était une étape. C’est-à-dire que ce sont des instruments qui ne tiennent plus compte de la logique musicale habituelle, et qui sont faits surtout pour pouvoir atteindre les limites de ce que l’être humain pourrait jouer. Donc je jouais de ces instruments au Normandoux, mais depuis j’en ai fait des nouveaux. Au moment de Normandoux, j’ai réactivé un des instruments anciens qui s’appelle le « snack » et qui était posé horizontalement, mais qui était un instrument très ancien aussi, et qui pouvait faire des choses sophistiquées, des sons très raffinés, mais qui avait d’autres types de limitation. Et j’en ai joué d’un autre que j’ai fabriqué à ce moment-là et qui se jouait verticalement. Donc j’étais revenu à d’autres types de limitation, mais c’était normal parce qu’il s’était passé 20 ou 25 ans sans que je fasse de scène, et même de la musique en général. Je suis resté pendant plus de 20 ans sans faire de la musique. Et quand j’ai recommencé, j’ai fait avec ce que j’avais sous la main, cet ancien instrument et le nouveau que j’avais fabriqué de bric et de broc. Depuis, j’ai fait un certain nombre de concerts, notamment au centre Pompidou où là j’ai joué pour la première fois des instruments qui n’avaient jamais été aussi complexes, ni aussi sophistiqués. C’était un vrai renouveau, et pour la première fois après plus de 30 ans de travail, j’ai pu faire enfin cette symbiose, cet enrichissement du son avec les images et des images avec le son. Ce rapprochement ultime, j’ai mis 30 ans à arriver à le faire à ma manière. BernardSzajner_08 Dans cette période de 20 ans où vous n’avez pas produit de musique, vous avez continué cette production d’images, notamment plastique ? J’ai continué mes travaux de plasticien, oui, et j’étais scénographe aussi. Et puis j’ai commencé à pratiquer ce qu’on appelle l’art numérique. J’ai d’ailleurs une exposition qui commence le 27 au festival EXIT, qui est un festival d’art numérique. Je continue encore, d’ailleurs, je continue à faire de la musique avec de plus en plus de live. Bien qu’InFiné, mon label, me sollicite beaucoup pour rééditer des musiques qui datent d’une trentaine d’années. Pour eux, c’est un moyen de faire découvrir qu’il y a 30 ans, il y avait déjà des gens qui faisaient une musique extrêmement avant-gardiste. En tout cas, j’ai toujours été très expérimenté. Tout ce que j’ai déjà fait, je ne veux plus le reproduire, je fais à chaque fois quelque chose de nouveau. Justement, dans votre discographie, vous avez plusieurs identités, qui correspondent à plusieurs sonorités. Je pense à Z notamment. C’est un peu plus compliqué que ça. C’est-à-dire que Z, c’était le premier nom que j’ai marqué sur la pochette de mon premier disque car j’espérais former une sorte de groupe. C’était une sorte de groupe virtuel qui réunissait tous les musiciens qui sont venus dans un deuxième temps pour agrémenter les boucles que j’avais faites. Finalement, je me suis aperçu que ça n’était pas possible. Ne pouvant continuer sous ce nom de Z, j’ai ensuite repris mon nom personnel pour les disques suivants, et je viens de reprendre maintenant le nom de Z. Ce Z, la différence entre mes débuts et aujourd’hui, c’est que je n’utilise plus que le Z et non Zed comme sur le premier disque. Si le Z revient aujourd’hui, c’est tout simplement parce que c’est une lettre embarrassante dans mon nom. J’ai décidé de revendiquer cette difficulté. Vous avez aussi un autre projet, Evolution. Vous pouvez nous en parler ? Oui, Evolution, ça n’est pas associé à mon nom, c’est le nom d’un projet que j’ai fait parce qu’on m’a demandé de faire une création pour le Centre Pompidou. La première fois où je l’ai fait, je l’ai voulu comme une chose qui ne soit justement pas un concert, mais une forme de chose un peu théâtralisée, un petit peu en continuité, comme une histoire continue. Cette histoire, elle est musicale, elle est visuelle, ce qui sont deux formes plutôt abstraites de narration, mais il y a une narration, parce que j’ai écrit des textes que je lis de temps en temps. La musique est en continu, il n’y a pas d’interruption, c’est donc une continuité et il y a des textes qui viennent se superposer à la musique à certains moments et qui donnent des indices au public pour construire son histoire. Ce projet a été fait avec Almeeva, avec qui on s’entend très bien. Je le laisse libre d’improviser et de jouer ce qu’il veut. J’aime bien travailler avec lui aussi parce qu’il est très dynamique, alors que moi je suis très statique. C’est un projet que je remanie encore, mais ça reste la même trame, et puis on la joue ensemble de temps en temps, mais il y a aussi une version en solo. Je vais en faire une d’ailleurs à Nantes le 4 avril pour le Synth Fest. Sur ce rapport au texte, justement, je me souviens au Normandoux, le concert et la narration ressemblaient aussi à une forme de conte. Oui, oui, c’est ça. J’ai commencé par dire que des milliers d’oiseaux étaient venus se poser dans la carrière, c’était pour accréditer un peu la fiction. Raconter qu’on allait rentrer dans une histoire, dans un monde d’oiseaux. C’était un texte en anglais qui racontait comment un homme avait eu envie toute sa vie de s’envoler avec les oiseaux pour se sentir libre. Et puis à la fin, c’est comme souvent, quand on force son genre, ça ne se passe pas forcément très bien. C’était un peu comme le mythe d’Icare, il chute. C’est une des caractéristiques aussi, je ne cherche pas à faire des histoires qui sont jolies. Vous avez quand même un rapport assez particulier avec la littérature ? Alors ça, en fait, je dois avouer que j’ai un rapport assez particulier avec la littérature. À l’époque de Dune, j’avais lu le livre et il m’avait beaucoup impressionné. Ce qui fait que j’ai commencé à ce moment-là à composer mes boucles et immédiatement, les passages du livre sont revenus dans ma tête et j’ai cherché à trouver des sons et des rythmes qui m’évoquaient des personnages ou des situations de Dune. Mais ce qui s’est passé ensuite, c’est que progressivement, j’ai cessé de lire des livres, de même que j’ai progressivement cessé d’écouter de la musique. Je ne lis plus de livres et je n’écoute plus de musique. Dans vos derniers projets, il y a aussi une forme de live-installation, quelque chose qui peut faire penser à un « art-total ». Oui, c’est pas faux, cette notion d' »art total » existe depuis très très longtemps, et en fait, bien entendu, un peu mégalo comme je dois l’être, je reconnais que j’essaie de faire quelque chose qui soit total, global, qui prenne aux tripes, qui prenne le cerveau, qui prenne le corps. Quand je travaille encore mes sons, j’essaie de prendre des sons qui vont grincer, avoir des stridences très violentes pour que le cerveau et les oreilles souffrent un peu. Ou même trouver des sons ultra ultra basse qui ont des modulations dans les graves, de façon à prendre une fois de plus physiquement le corps. Et puis pour les images en revanche, comme je n’ai plus le temps de les faire moi, je travaille avec des artistes à qui je demande d’avoir la gentillesse de suivre quelques directives, et de plutôt respecter l’esprit que la forme. C’est-à-dire que même si l’image est abstraite, elle doit former une espèce de narration en parallèle et en simultané à ce que je raconte moi. C’est pour ça que je ne suis pas très intéressé par ce qu’on appelle la synchronisation, c’est-à-dire des images qui fonctionnement mécaniquement et en synchronisation avec la musique. Moi, ce qui m’intéresse, c’est quelque chose qui s’appelle la synchronicité – travailler sur la profondeur des choses et non sur le simple rythme binaire. BernardSzajner_02 Ça s’entend d’ailleurs dans les sonorités de vos instruments… C’est-à-dire qu’il y a eu, avant moi, des gens beaucoup plus avant-gardistes – je pense à John Cage par exemple -, et c’est d’eux que j’ai appris cette ouverture d’esprit, qui est que la musique ne doit pas être forcément toujours tonale, harmonique et mélodieuse. « Mélodieuse » veut dire à nouveau joli, gentil. Et j’essaie de faire quelque chose de plus rugueux, de plus râpeux. Quelque chose qui va nous pousser beaucoup plus dans un monde d’apparence un peu aride, mais qui finalement ne l’est pas tant que ça. Il est dur, il est violent, il est parfois pour moi très beau, mais pas dans un sens habituel, pas dans un sens classique. Dans ce sens, je pense que je ne fais que rendre hommage et suivre ceux qui m’ont précédé et qui ont fait des expériences similaires et parfois beaucoup plus abouties. Une dernière question peut-être : InFiné vient de sortir un album de remixes ; est-ce que c’est une manière de faire aboutir avec un album ce groupe virtuel qu’est Z ? Non, parce que les remixes ont été faits par des tas de gens différents. J’étais à Londres la semaine dernière et un des participants, Scanner, j’ai adoré ce qu’il a fait sur le remix, je trouve ça très très beau, mais en fait j’allais dire, on ne jouera jamais ensemble. Même si ce n’est pas tout à fait vrai, il est venu me rencontrer après une conférence et on a discuté de faire quelque chose ensemble. Mais ça n’est pas vraiment un groupe dans le sens où je nous vois mal faire quelque chose ensemble sur scène. Le disque de remixes, c’est un groupe virtuel, mais qui ne jouera probablement jamais ensemble. Peut-être que je travaillerai de-ci de-là avec l’un ou l’autre, mais on ne jouera jamais ensemble. InFiné sortira un disque d’ici un an, un an et demi, un disque qui ne sera constitué que de nouveautés – l’album de remixes, c’est aussi une manière d’y préparer. Là, InFiné va ressortir un groupe que j’avais fait avec un ami anglais, The (Hypothetical) Prophets qui ressemble apparemment à beaucoup de choses qui se font encore aujourd’hui. Tout ça pour dire que je suis assez agité, je cavale tout le temps. Audio

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