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Individuation esthétique

Par Meta

Individuation esthétiqueOn aura sans nul doute remarqué qu'une part des articles du Metamonde traitent de l'aliénation. On pourait bien entendu y voir une obsession de l'auteur, mais celui-ci aura néanmoins justifié cette récurrence en défendant l'idée que, peut-être, la philosophie ne vise jamais autre chose que la dénonciation de l'aliénation. Celle-ci peut être conçue comme l'enfermement dans une certaine manière d'être dictée par l'extériorité. Bien évidemment, un esprit avisé remarquera que chacun est nécessairement codéterminé par un ensemble de facteurs extérieurs et n'a aucunement l'opportunité d'affirmer quelque chose d'unique dans la mesure ou tout ce qui fonde son identité provient de l'extérieur. C'est en effet ce que l'on remarquait dans la lecture de Pierrot le fou en disant que seule la mort permet à Ferdinand d'échapper à l'aliénation. Mais on voyait bien, également, que ce même personnage tentait de s'abstraire des déterminations quotidiennes par le biais de l'art. Car le geste artistique, présent jusque dans la juste appréciation de la grande oeuvre, exige précisément un arrachement à la permanence de la situation d'aliénation. Est-ce donc un hasard si la philosophie ne cesse de s'interroger sur la nature du geste créateur ? Ne cherche-t-elle pas justement ce qui permet à l'artiste de s'échapper des déterminations sociales et psychologiques qui l'habitent pour engendrer une pensée dépourvue de tout conditionnement ? Bien souvent, les philosophes ont cherché à définir la notion de justice, aspirer à déterminer un droit inconditionné et universel, donner des principes de lecture du donné de la nature, autrement dit, proposer une lecture avisée du monde. En vue de quoi ? Vraisemblablement d'une normativité eidétique ne visant point la mouvance du donné, mais construisant hélas un agencement purement formel de la pensée. Que se passerait-il si nous déterminions les conditions définitives d'une vie éthique ? Le philosophe a-t-il la naïveté et la prétention de croire qu'il serait capable de découvrir les paramètres absolus de la vie parfaite ? Ne peut-il se concentrer plutôt sur le caractère mouvant des choses et réaliser qu'il n'y a d'universel que la constitution illusoire de ses concepts fondés à partir de l'empirique ? Dès lors, en refusant une activité philosophique dont le caractère normatif aurait pour effet d'engendrer justement une forme d'aliénation telle qu'on peut parfois la trouver dans le champ universitaire où les seuls risques que prennent les orateurs consistent dans l'énonciation d'un cadre purement formel ou le commentaire élogieux de tel ou tel fossile, on ne peut que se concentrer sur ce qui constitue le caractère vivant de la pensée : la lutte contre la l'enfermement intellectuel et la sclérose psychologique. L'artiste, lui, a compris que son geste ne peut rejoindre ou toucher l'universel, précisément parce qu'au-delà de l'empirique, il n'y a pas d'absolu. En refusant le caractère transcendant des choses, il découvre dans l'immanence du monde qu'au-delà du donné empirique susceptible de l'enfermer, il n'y a que le chaos. Pris entre cosmos et chaos, il fait de sa vie une oeuvre d'art en ce sens qu'il accepte de demeurer dans un entre-deux en passant sa vie à refuser l'ordre statique des choses et à se garder de se perdre dans le chaos. L'artiste utilise des formes, le caractère permanent de la matière du monde pour stabiliser sa production et mettre son identité dans sa production, mais il veille à lâcher prise pour éviter toute reproduction d'un ordre social et politique. Qu'il s'agisse d'Antoni Tapiès ou de Francis Bacon, ces peintres ont la volonté avouée et revendiquée de refuser l'enserrement de leur culture pour engendrer un geste modificateur, de proposer une nouvelle forme d'individuation en montrant à la société de quel enfermement elle doit se garder. N'est-ce pas cela que doit viser le philosophe ? Poursuivre constamment un autre mode d'individuation qui émanerait de lui, certes résultant de la synthèse entre l'extériorité et son intériorité, mais comme proposition singulière et vivante s'opposant au caractère morbide de la stase sociale ? Deleuze définissait dans Qu'est-ce que la philosophie ? trois manières d'appréhender le monde, par la science, par la philosophie et par l'art. L'art révèle des affects là où la philsophie construit des concepts. Evidemment, une telle orientation place la philsophie dans son utilité sociale : le philosophe propose des concepts à la société afin d'aider celle-ci à penser le monde, et l'artiste révèle non pas ses propres affections, mais les affects authentiquement humains qui parcourent une société à un moment donné. Mais Deleuze relève aussi que le philosophe se met à penser à partir de la souffrance et de la douleur, de la mauvaise rencontre, si bien qu'il ne cherche pas, à l'origine, à produire une pensée ayant pour visée une utilité sociale : la construction des concepts est d'utilité sociale et personnelle, mais ils visent avant tout à aider le philosophe à stabiliser une pensée en action. N'est-ce pas là un dangereux paradoxe qui l'habite ? Le souffrance et la différence l'amènent à penser, mais en produisant une philosophie constittuée de concepts, il s'enferme peu à peu dans une conception potentiellement rigide et déterminée, et par conséquent, potentiellement génératrice d'une auto-aliénation. Penser la philosophie comme arrachement à la passivité, à la normativité et à la rigidité psychosociale, requiert de la considérer dans ce qu'elle a de précisément artistique, et suppose alors, peut-être de constituer une pratique philosophique qui ne serait pas seulement constitution de figures conceptuelles, mais aussi et surtout de figures esthétiques pour nous aider à rompre avec l'enserrement. Une pensée en action a quelque chose de déstabilisant en ceci qu'elle constitue en permanence le sujet. Le penseur en action refuse de construire une philosophie tout comme l'artiste refuse de construire un art. Ce dernier sait bien que ceci le conduirait à devenir un artisan social comme le philsophe qui constitue des concepts pour stabiliser et rigidifier l'ordre social. Le vrai philosophe n'est-il pas celui qui, dans sa poursuite égoïste d'un positionnement personnel vis-à-vis de sa souffrance, produirait une pensée mouvante et désaliénante ? Le penseur authentique n'est-il pas celui qui se refuse à penser un système rigide pour faire de sa philosophie non pas une oeuvre d'art mais une activité artistique et individuante à part entière ?

Peinture : André Martins de Barros : Le philosophe


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