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Chemin de fer et chocolat volé, un récit de Denis Ramsay…

Publié le 16 avril 2015 par Chatquilouche @chatquilouche

Puis on a abouti sur la rue Broke, une autre impasse.   Le bout de la rue s’arrêtait sur le chemin de fer, en haut d’une petite côte.  C’était notre porte arrière, celle que l’on prenait le plus souvent pour aller vers la plage Jacques-Cartier.  La plage Saint-Esprit était trop loin à pied, surtout que je n’avais que six ans.  Marcher sur la route des trains n’est pas évident.  Où marcher ?  Sur le rail ?  Pour s’amuser, quelques pas, mais pas comme technique de déplacement.  Sur les traverses ?  Pour moi et les petits pas de mes six ans, une traverse à la fois suffisait ; j’étais encore affublé de mes bottines orthopédiques brunes et laides.  On pouvait toujours marcher sur le gravier qui soutenait le tout, mais le sol inégal tordait les chevilles.  Mes frères ados préféraient le gravier ou l’herbe à côté.

Vous l’avez peut-être remarqué, le défaut majeur de ce type de chemin d’acier c’est que des trains l’utilisent !  Le premier qui voyait le train criait aussitôt aux autres : « Un train ! » Tout le monde se tassait et personne ne faisait la blague de crier au train pour rien.  Ça ne se faisait pas !  Le chemin le plus direct passait par le pont ferroviaire.  Par contre, juste avant que le pont ne rejoigne la rive de béton qui l’accueillait de l’autre côté de la rivière Magog, on passait par-dessus la balustrade et on rejoignait la rive en descendant suspendu à une clôture… Ça ne devait pas être assez compliqué de suivre les rails.  Peut-être un test de bravoure ?…  Et là, on arrivait à la plage Jacques-Cartier où on essayait de se faire bronzer sans se mouiller.  Car aucun de nous n’était amateur de sports nautiques ou d’une simple baignade.  On était juste une gang de ti-gars qui s’accaparait une table à pique-nique et un bout de gazon.  On avait un petit lunch : un sandwich chacun : deux tranches de pain, un morceau de pain de viande en conserve genre Kam badigeonnée de moutarde, et une grosse canne de pêches en morceaux pour la gang !  Je n’ai vu ma première vraie pêche que quelques années plus tard.  J’ai alors compris que ce fruit poussait dans les arbres et non dans les conserves.

Nous étions des rustres de la campagne, des mal dégrossis, un peu taillés à la hache de notre père bûcheron !  Mes frères faisaient des blagues grossières sur les filles qui passaient, puis, sans se rappeler qu’ils les avaient insultées la fois d’avant, tentaient de les inviter à s’asseoir avec eux lorsqu’elles retournaient à la plage.  J’étais partagé entre la fierté d’être avec mes frères et la honte d’être avec mes frères.

Vol de chocolat

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Ma mère volait du chocolat à sa shop et mes frères volaient du chocolat à ma mère, avec ma complicité.  La politique de la Lowney’s était de laisser les employés manger tout ce qu’ils voulaient à l’intérieur de l’usine.  Ça coutait moins cher de les laisser s’empiffrer que de les surveiller.  Par contre, il était strictement interdit d’en sortir.  Ma mère avait remarqué que les gardes fouillaient rarement les sacoches qui contenaient des serviettes sanitaires, bien visibles sur le dessus quand l’employée ouvrait sa sacoche.  Elle ramenait du chocolat presque quotidiennement.  Parfois, me raconta-t-elle plus tard, elle payait son passage dans l’autobus de la ville en soudoyant le chauffeur avec du chocolat.  Elle nous donnait une barre chacun et plaçait le reste dans une grosse malle, du genre à présenter un compartiment en carton, tapissé du même motif que le fond de la malle.  Cette partie du haut, de quatre pouces de profondeur était pleine de chocolat.  Mes frères se demandaient comment l’ouvrir.  Car nous étions limités à une barre de chocolat par jour.  Et nous mangions encore bien maigre.  J’avais six ans et je leur ai dit : « Vous avez juste à dévisser les pentures en arrière. » Ainsi fut fait.  Vingt ans plus tard, alors que mon frère Alain, qui se qualifiait avec fierté de voleur, me fit un long discours sur le fait qu’un coffre-fort s’attaque par l’arrière, il ne se rappelait plus qu’un petit gars de six avait trouvé le truc avant lui.

Et le petit gars de six ans avait oublié qu’il se produisait quelque chose d’important ce jour-là.  J’allais avoir ma première paire d’espadrilles.  Je délaissais les grosses bottines brunes laides et orthopédiques qui semblaient avoir pour seul but de me faire marcher comme un canard, les pieds écartés.  Mes chaussures avaient toujours l’air d’être du mauvais pied.

Ma mère m’attendait au bas de notre immeuble.  Elle nous avait probablement vus de loin et avait descendu les trois étages pour en faire un événement public.  Un peu pour placoter avec les femmes qui passaient.  Ma mère aimait placoter.  Elle disait à toutes : mon dernier lâche ses bottines orthopédiques aujourd’hui.  Il se ramassa quelques mères et enfants pour assister à l’événement heureux.

— Envoye icitte toé ! cria ma mère dès qu’elle sut que je pouvais l’entendre.

J’accélérai le pas à la hauteur de ma curiosité, car je voyais bien qu’il y avait quelque chose à côté d’elle.  Des espadrilles !  Je fis mes derniers pas dans des bottines orthopédiques avec dignité, la tête haute, marchant lentement parce que j’étais fatigué.

— Enlève ça, ces bottines-là ! ordonna-t-elle.

Et je m’assois dans l’escalier, me déchausse prestement.  Elle s’amusa cruellement à placer un long silence qui crée le malaise.

— Ça va te prendre quelque chose dans les pieds maintenant.

Je regardai les espadrilles avec envie et découragement, ne sachant si elles m’étaient destinées.

— Essaye ça !

Elles étaient pour moi.  Je me suis immédiatement demandé qui les avait portées avant moi ? C’était des espadrilles en tissu noir avec des semelles en caoutchouc.  Je les laçai et fis bien attention de faire une belle boucle.

— Merci, maman !

— T’as rien remarqué ?

— Quoi ?

— Sont neuves !

— Merci encore plus, d’abord !

Je me levai et sentis mon pied léger.  Un couloir de vingt mètres s’ouvrit devant

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moi sur le trottoir : j’ai couru mon premier sprint ; j’ai aimé ça.  Je suis revenu à la course.  J’ai pris ma mère dans mes bras.  Mes premiers souliers neufs, à moi !  Pour souligner l’événement, elle m’amena dans sa malle à chocolat pour me choisir une barre.  Elle n’était pas dupe et savait qu’il en manquait.  Il faut dire que quand Maurice et Alain la dévalisaient.  Ils prenaient quatre barres chacun, alors que je n’avais droit qu’à une barre pour ma job de « watcheux » ; c’est moi qui surveillais.  Alors, quand ma mère revenait de la shop, j’allais souvent la rejoindre dans la rue en criant : « T’as-tu du cocholat ?  T’as-tu du cocholat ? », m’attribuant une barre supplémentaire sans vergogne, car je trouvais injuste que mes frères prennent quatre barres et moi une… Des fois, on n’avait pas grand-chose d’autre à manger !

Notice biographique :

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L’auteur se présente ainsi :

« Né à Victoriaville dans un garage où sa famille habitait, l’école fut la seule constante de son enfance troublée.  Malgré ses origines modestes, où la culture était un luxe hors d’atteinte, Denis a obtenu un bac en sociologie.  Enchaînant les petits emplois d’agent de sécurité ou de caissier de dépanneur, il publia son premier ouvrage chez Louise Courteau en 1982 :La lumière différente, un conte fantastique pour enfants.  Il est un ardent militant d’Amnistie Internationale et un rédacteur régulier dans des journaux universitaires et communautaires.  Finalement, après plusieurs manuscrits non publiés, il publiera chez LÉR Les chroniques du jeune Houdini.  D’autres romans sont en chantier…  »

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


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