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Nu

Par Montaigne0860

A l'instant où la pluie noire cessa de rivaliser avec le ruisseau, un fil de lumière consentit à effleurer les cimes des grandes ombres et, sautant du lit, je me jetai contre la rambarde pour goûter l'habillage des troncs rougis que le soleil allait faire frissonner. On n'entendait plus que l'écume glissant en contrebas du manoir où j'avais passé la nuit ; les pincements désaccordés des moineaux mêlèrent leur éveil, je me pris à chanter une mélodie allemande, mimant les doigtés du piano sur la barre d'acier censée me protéger du vide. Le lied datait, il était bien plus vieux que moi et le parfum des chèvrefeuilles ajouta à la poussière sucrée des ans. Les branches comme autant de fantômes dressèrent leurs bras sous le ciel encore crème et je parcourus longtemps cette mer d'en haut qui semblait bruire à l'unisson de l'eau cascadant à mes pieds. Des brumes passèrent, vastes voiles pleins de l'ancienne pluie sublimée des rayons déjà chauds ; mains posées sur l'acier, je pris le pouls du jour montant et saluai les nuées parfois rampantes qui s'en allaient maintenant se perdre autour des troncs nets issus de la mousse couvrant l'orée et débordant sur les pierres du ruisseau. Un bouquet d'ancolies jetait un mauve animé par la brise ; je suivis leur jeu grave, un peu peiné de songer que j'étais seul à suivre leurs oscillations malicieuses, cachant tantôt leurs corolles derrière les rocs, tantôt hissant leurs taches bleues en pleine lumière. C'était si beau que j'entendis mon cœur s'accélérer, les doigtés du piano cessèrent leur jeu et mes doigts crispés sur la rambarde j'entendis derrière moi : " Le petit déjeuner est servi ", voix de serpe, bien timbrée ; je résolus de ne pas répondre.

La solitude soudain me pèse, chaque mouvement, ventre, bras, poumons, pieds, tout est paralysé. Mâchoire tendue, je fixe l'azur à la recherche d'un appui sûr, tout de beauté. Le ciel pulvérisé fait retour dans son rire infini. Qu'avais-je eu besoin de quitter ainsi la cité, mes proches parents et leurs lois ? Un tribunal prend ses quartiers dans ma cervelle. " Vous auriez dû donner davantage ", dit une voix. Sans doute. J'hésite. L'amer colle à la langue. J'aurais dû, j'aurais dû. Je n'ai plus de mots. Je n'ai que mon corps. Je balbutie tout seul ; serais-je devenu bègue ?

Appels, des branches s'écartent, rires, un immense brouhaha en écho contre le manoir : une vingtaine de randonneurs. Ils hurlent, pataugent dans l'eau avec leurs chaussures, s'extasient : " On est mieux qu'à Paris ". Ils braillent : " Mieux qu'à Paris-i-i ! On respire, on respire !" Quelques-uns entonnent des obscénités que la verdure répercute. Une femme trébuche, elle est rattrapée par deux hommes à la fois. Elle pousse des petits cris, ils rient comme des perdus. Un autre qui portait des jumelles autour du cou se met à fixer l'amont du ruisseau puis dirige la chose vers le manoir, m'aperçoit, s'esclaffe, fait signe aux autres. Ils farfouillent dans leurs sacs pour chercher leurs engins. Tous m'observent. L'un d'eux franchit le ruisseau d'un pas résolu et se dirige vers la maîtresse de maison qui rôdait là. Etrange palabre. Il lui tend ses jumelles. " Espèce de saligaud ! ", crie-t-elle dans ma direction. L'écho renvoie son appel. Je suis pétrifié. Une statue. Elle rend les jumelles, tend le poing puis disparaît.

Elle ouvre ma porte avec sa clef, m'insulte, évoque la réputation de son auberge et me tire vers l'intérieur après m'avoir revêtu à la hâte du couvre-lit. Je lui explique savamment, le doigt levé, serrant contre moi les deux pans de mon habit improvisé que c'est pure distraction, que la nature m'a pris de court. Conciliabules interminables d'où il ressort qu'elle ne comprend rien à la nature (bien que je répète : " C'est la faute à l'osmose ") puis la conversation dérive sur feu son mari qui m'aurait fichu une bonne raclée avant de me jeter dehors. " Vous comprenez, ce que je veux moi, c'est un homme, un vrai ", ce à quoi je rétorque que je crois avoir fait mes preuves. Elle hoche la tête. Nous faisons silence.

Ce fut ainsi que quelques semaines plus tard je me pacsai avec une propriétaire de manoir. Chargé de communication, je défends chaque jour avec vigueur la bonne image de l'établissement.


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