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Crise de l'élevage, crise de modèle

Publié le 22 juillet 2015 par Blanchemanche
#Agricultureintensive #FNSEA #Grandedis­tri­bu­tion

L'AUTEUR(S)

Crise de l'élevage, crise de modèleGilles LuneauCrise de l'élevage, crise de modèle22 Juillet 2015De­puis « la nuit de l’éle­vage en détresse », lancée le 2 juillet der­nier par la FNSEA et son or­ga­ni­sa­tion de jeu­nesse « Jeunes agri­cul­teurs », les éle­veurs sont dans la rue. Par cen­taines, ils ont bloqué des routes d’Ille et Vi­laine, du Fi­nistère, des Côtes d’Armor, de l’Orne, du Cal­va­dos, de l’Eure, de la Manche et aussi assiégé Caen et le Mont saint Mi­chel pour pro­tes­ter contre la fai­blesse des cours de la viande qui sont en des­sous de leurs coûts de re­vient. Idem pour les éle­veurs lai­tiers qui sont en concur­rence di­recte avec le monde en­tier de­puis la dis­pa­ri­tion du régime européen des quo­tas. Ex­pres­sion de déses­poir d’hommes et de femmes ne pou­vant plus rem­bour­ser leurs em­prunts, ne pou­vant même plus faire face aux dépenses cou­rantes. Glis­sant vers la ruine to­tale.  Selon le mi­nistre de l’Agri­cul­ture, Stéphane Le Foll, 20.000 éle­vages – soit 10 % des 200.000 éle­vages français (sur 490 000 ex­ploi­ta­tions agri­coles) – sont en grandes dif­fi­cultés fi­nancières. En Nor­man­die, on parle de 15 à 25% des éle­vages en faillite à la fin de l’année. A ce train là, la cam­pagne française va bientôt res­sem­bler aux « pays les moins avancés » dont une des  ca­ractéris­tiques est d’avoir des pay­sans qui gros­sissent les rangs de ceux qui ont faim.Ce n’est pas le première fois que les cam­pagnes bruissent du déses­poir pay­san. A chaque fois, des ex­ploi­ta­tions ferment et celles qui res­tent gros­sissent sur les ruines du voi­sin. Au mi­nistère de l’Agri­cul­ture, dans les Chambres d’Agri­cul­ture, à la FNSEA et bien sûr à Bruxelles, on ap­pelle ça « concen­tra­tion de pro­duc­tion » et « amélio­ra­tion de la compéti­ti­vité ». Et quand ça ne passe plus, quand ça casse à la ferme, on trouve à chaque fois un bouc émis­saire pour exor­ci­ser la colère légi­time des vain­cus par la main in­vi­sible du marché. Tour à tour, c’est la faute au gou­ver­ne­ment, à l’Union européenne, à l’in­dus­trie agro-ali­men­taire ou à la Grande dis­tri­bu­tion. Chaque fois, une salve de sur­vi­vants s’en­dettent un peu plus pour « mo­der­ni­ser l’ap­pa­reil de pro­duc­tion ». Un sur­sis paré des atours d’une inévi­table loi de la mo­der­nité. Gros­sir ou périr. Il fau­drait ainsi obéir à une loi présentée comme mathéma­tique donc in­con­tour­nable. Tout ça fait mar­cher les banques, les mar­chands d’équi­pe­ment agri­cole et les sta­tis­tiques sur la crois­sance. Et l’agri­cul­ture n’en finit pas de cre­ver. La­men­ta­ble­ment.  Sans comp­ter la dou­leur hu­maine, au­jourd’hui dans la rue. La cam­pagne – réduite aux pay­sans- in­ter­pel­lant la ville sur sa détresse.Ce mou­ve­ment est l’ex­pres­sion du déses­poir des éle­veurs et il y a lar­ge­ment de quoi être désespéré quand on tra­vaille à perte. Une fois que l’on a dit cela on n’a pas avancé d’un pas sur le che­min de véri­tables so­lu­tions. Ce qui mo­tive cet ar­ticle c’est qu’une fois de plus, les res­pon­sables syn­di­caux et po­li­tiques sont au mieux aveugles, au pire en train d’en­fu­mer les éle­veurs et l’opi­nion pu­blique.

Les vraies causes

La ruine des éle­veurs est le résul­tat de la Po­li­tique agri­cole com­mune (PAC). De­puis les années 70, la PAC est une po­li­tique d’in­dus­tria­li­sa­tion à marche forcée de l’agri­cul­ture. Le but étant non pas de sou­te­nir (par les prix et la qua­lité) les agri­cul­teurs dans leur pro­duc­tion de nour­ri­ture mais de faire bais­ser au maxi­mum le prix des matières premières agri­coles au pro­fit de l’in­dus­trie agroa­li­men­taire et de la grande dis­tri­bu­tion. Po­li­tique main­te­nue et ap­pro­fon­die après la Chute du Mur de Ber­lin et l’essor de la mon­dia­li­sa­tion débridée des échanges éco­no­miques et fi­nan­ciers. Po­li­tique lar­ge­ment cau­tionnée par les di­ri­geants de la FNSEA et par ceux de la Coopéra­tion agri­cole[1]. Po­li­tique dont l’un des ef­fets a été la flambée du prix des céréales… céréales dont les éle­veurs ont be­soin pour nour­rir leurs bêtes. Par ailleurs, de­puis les années 60, l’in­dus­tria­li­sa­tion de l’agri­cul­ture, dirigée par la FNSEA et ses représen­tants dans tout l’or­ga­ni­gramme agri­cole, a poussé les pay­sans à la spécia­li­sa­tion de leur ac­ti­vité : on est éle­veur de vaches laitières, de bo­vins-viande, de porcs ou de pou­lets, on n’est plus pay­san en po­ly­cul­tures-éle­vage. Cette dernière per­met­tait de lis­ser le déficit fi­nan­cier d’une pro­duc­tion par la réus­site si­mul­tanée d’une autre et d’ajus­ter les pro­duc­tions en fonc­tions des be­soins clai­re­ment iden­tifiés, quan­tifiés, régio­naux voire na­tio­naux et européens. Enfin, les coopéra­tives créées au départ pour être l’outil de maîtrise éco­no­mique des pay­sans se com­portent à l’égard de ces der­niers comme n’im­porte quelle in­dus­trie privée. Jusqu’à les étran­gler éco­no­mi­que­ment.Que se passe-t-il au­jourd’hui : les éle­veurs français sont vic­times des prix bas du marché. Pour­quoi sont-ils bas ? Parce que sous la contrainte de l’Or­ga­ni­sa­tion mon­diale du com­merce (OMC) et des traités de libre-échange, l’Union européenne a aban­donné la régu­la­tion de ses pro­duc­tions agri­coles et sup­primé la préférence com­mu­nau­taire au­tre­fois imposée aux ache­teurs européens. L’af­flux de viandes et de lait de pays ex­tra-com­mu­nau­taires fait chu­ter les prix.  Qui a négocié la Po­li­tique agri­cole européenne ? Les gou­ver­ne­ments français suc­ces­sifs avec une feuille de route en grande par­tie écrite par la FNSEA et la Coopéra­tion agri­cole. On peut s’éton­ner du si­lence des prin­ci­paux ac­teurs syn­di­caux et po­li­tiques sur cette mise en pers­pec­tive pour­tant in­dis­pen­sable. Leur igno­rance est délibérée car poser cette ana­lyse conduit à re­mettre en cause la dite Po­li­tique agri­cole com­mune et son ali­gne­ment de­puis 1992 sur le dogme de l’OCDE et de l’OMC. On évacue le problème de fond en en fai­sant une ques­tion na­tio­nale. A l’état-na­tion de mettre des rus­tines. Pas ques­tion de re­mettre en cause la mon­dia­li­sa­tion de l’agri­cul­ture imposée par l’in­dus­trie agroa­li­men­taire, la grande dis­tri­bu­tion et la fi­nan­cia­ri­sa­tion boursière qui va avec.

Rhéto­rique ma­ni­pu­la­trice

 Côté syn­di­cal, dési­gner la « Grande dis­tri­bu­tion » comme cible res­pon­sable de la faillite des éle­veurs est une ma­ni­pu­la­tion d’opi­nion assez fa­cile. La dite Grande dis­tri­bu­tion a sou­vent tort alors… Il est fa­cile de la dési­gner à la vin­dicte des vic­times qui se sentent et se savent broyé par une ma­chine dont elles peinent à iden­ti­fier le pi­lote (et pour cause, il est ano­nyme, lié à la lo­gique de la glo­ba­li­sa­tion). Tout comme « d’exi­ger une réponse des pou­voirs pu­blics » per­met de tenir les troupes de mécontents en ha­leine et mo­bi­lisées sous un dra­peau syn­di­cal. De la même manière, côtés gou­ver­ne­men­tal et prési­den­tiel, avan­cer que la so­lu­tion du problème réside dans un par­tage avec les éle­veurs de la marge bénéfi­ciaire de la Grande dis­tri­bu­tion et de celle de l’in­dus­trie agro-ali­men­taire, est aussi une ma­noeuvre déma­go­gique qui oriente le re­gard sur un seg­ment du cir­cuit agro-ali­men­taire ce qui évite de s’in­ter­ro­ger sur son fonc­tion­ne­ment général basé sur la mise en concur­rence de chaque pay­san avec ceux du monde en­tier. On tente d’aménager à la marge un système fon­da­men­ta­le­ment per­ni­cieux qui met sur le même plan les coûts de pro­duc­tion de régions et  de pays qui n’ont ni les mêmes condi­tions pédo­cli­ma­tiques, ni les mêmes ni­veaux de déve­lop­pe­ment so­cial. On fait fi du rôle pre­mier de l’agri­cul­ture qui est d’abord de nour­rir son propre ter­ri­toire.Dans cet es­prit, on ose si­mul­tanément ou­vrir sans garde-fous les frontières au com­merce mon­dial … et ap­pe­ler les ci­toyens à ache­ter français. Voire à consom­mer plus alors que précisément, de­puis des années, la consom­ma­tion de viande ne cesse de bais­ser. Ten­dance sociétale qui n’entre pas dans la « loi mathéma­tique » du marché mais dans celle pro­fondément hu­maine de ses choix d’ali­men­ta­tion. Ce qui im­pli­que­rait une défi­ni­tion éco­no­mique ter­ri­to­riale et non mon­diale.

L’agri­cul­ture est un bien com­mun

Il faut arrêter de prendre les ef­fets pour des causes. Si l’on veut sau­ver l’agri­cul­ture française, c’est à dire re­conquérir l’au­to­suf­fi­sance ali­men­taire du pays – et celle de l’Union européenne - tout en pro­dui­sant une nour­ri­ture de qua­lité et en payant cor­rec­te­ment les pay­sans, il se­rait grand temps, de re­mettre à plat le modèle agri­cole do­mi­nant, in­dus­triel. Ne pas cher­cher à résoudre un problème causé par le problème mais re­for­mu­ler complète­ment l’énoncé du sujet. Réali­ser que l’on a divisé par 20 le nombre d’ac­tifs agri­coles de­puis la Se­conde guerre mon­diale. Que se pro­ces­sus est à l’œuvre dans les pays d’Eu­rope cen­trale ayant re­joint l’Union européenne, ce qui pro­met d’autres crises. Ad­mettre que le modèle agri­cole des années 50-60 hoquète de crises en crises, avec les dégâts hu­mains et  d’aména­ge­ment du ter­ri­toire qui leur sont liés. Que l’on frôle la dérai­son en cher­chant la so­lu­tion dans des fermes-usines qui à leur tour – car leur tour vien­dra – s’af­fron­te­ront sur le marché mon­dial. Que le chan­ge­ment cli­ma­tique plaide pour une agri­cul­ture du­rable, femmes et hommes de la terre com­pris.La prise en compte de l’em­preinte éco­lo­gique, le coût car­bone, du lait néo-zélan­dais et des viandes d’outre-At­lan­tique suf­fi­rait à réta­blir une vérité des prix. La marge bénéfi­ciaire volée aux éle­veurs est aussi dans le prix de la pol­lu­tion payée par la planète et par nous tous[2]. Le réta­blis­se­ment de taxes, no­tam­ment car­bone, aux frontières de l’Union européenne four­ni­rait des res­sources à la régu­la­tion du marché et à l’orien­ta­tion des pro­duc­tions en fonc­tion des be­soins ter­ri­to­riaux. Ce que fai­sait la première po­li­tique agri­cole com­mune, détri­cotée de­puis la Chute du Mur de Ber­lin. On s’oriente vers tout le contraire avec le traité de libre-échange trans­at­lan­tique en cours de négo­cia­tion dont l’enjeu prin­ci­pal est l’échange de l’agri­cul­ture européenne contre l’accès au marché des ser­vices nord-améri­cains. La crise de l’éle­vage est une des premières ma­ni­fes­ta­tions de la po­li­tique prépa­rant ce troc des mul­ti­na­tio­nales de l’agro-ali­men­taire et de leurs ac­tion­naires fi­nan­ciers.Le syn­di­ca­lisme agri­cole ma­jo­ri­taire, dont la FNSEA est le chef d’or­chestre, est empêtrée dans une crise générale dont elle a sciem­ment bâti les causes au fil des négo­cia­tions européennes de ces vingt dernières années. Elle est main­te­nant vic­time de la lo­gique qu’elle a initiée quand elle jouis­sait du pou­voir de la po­si­tion agri­cole do­mi­nante de la France dans le concert européen. Avec sa réuni­fi­ca­tion, l’Al­le­magne est aussi puis­sante que l’Hexa­gone et l’in­dus­tria­li­sa­tion crois­sante des agri­cul­tures po­lo­naise et rou­maine (aux­quelles des lea­ders agri­coles français prennent part) ajoute à l’acuité des crises. Ces dernières sont par na­ture lo­ca­lisées – on ne déménage pas les fermes – mais les causes sont glo­bales.Ces der­niers jours, on a désagréable im­pres­sion que le po­li­tique, en pre­mier lieu le gou­ver­ne­ment et la prési­dence, jouent dans l’ur­gence la pièce écrite pour eux par le syn­di­cat agri­cole ma­jo­ri­taire. L’ins­tru­men­ta­li­sa­tion est clas­sique. Pour­tant, il est des cir­cons­tances dans la vie d’un pays où le po­li­tique doit se dégager de l’ur­gence pour prendre des déci­sions cou­ra­geuses face à la réalité. Celle d’au­jourd’hui - où l’in­terdépen­dance obéit à la lo­gique fi­nancière et non plus à celle des échanges équi­tables - ap­pelle à la re­fon­da­tion d’une nou­velle po­li­tique ali­men­taire com­mune. La première déci­sion se­rait de stop­per les traités de libre-échange (TTIP/TAFTA et CETA) qui n’ont de libres que la li­berté du re­nard dans le pou­lailler. S’ils entrent en vi­gueur, ce sera l’en­semble de l’éle­vage français qui sera en dan­ger de mort. La se­conde se­rait de ne pas lais­ser aux seuls te­nants de l’in­dus­tria­li­sa­tion de l’agri­cul­ture le choix des po­li­tiques agri­coles et pour ce faire de convo­quer des états généraux de l’agri­cul­ture européenne.Les pistes de so­lu­tions existent déjà, dans les mul­tiples réus­sites de l’agri­cul­ture ter­ri­to­ria­lisée, plébis­citée par les consom­ma­teurs. Il ne s’agit plus de jouer la cam­pagne contre la ville ou les éle­veurs seuls face à l’ogre agro-ali­men­taire ou celui de la dis­tri­bu­tion, mais de re­pen­ser avec toute la société le modèle ali­men­taire. L’agri­cul­ture à plus que ja­mais be­soin d’un pro­jet col­lec­tif des re­la­tions ville-cam­pagne. Cela sup­pose d’ad­mettre que la démo­cra­tie s’exerce aussi dans les choix de se nour­rir. On ne veut pas s’ali­men­ter comme on gave les ani­maux dans une ferme-usine ou comme on force chi­mi­que­ment ou généti­que­ment les légumes à pous­ser : on veut man­ger juste, propre et bon. Il n’est pas un agri­cul­teur digne de ce nom qui ne sous­crive à ce prin­cipe. Et sur ce­lui-ci, ils peuvent comp­ter sur le sou­tien de toute la société ci­vile car l'agri­cul­ture est un bien com­mun à défendre.

La fixa­tion des prix au­jourd’hui

Les prix « français » sont fixés par des méca­nismes di­vers. Ils sont in­fluencés par les prix aux­quels les ache­teurs (abat­teurs, in­dus­trie de trans­for­ma­tion, cen­trales d’achats de la grande dis­tri­bu­tion, res­tau­ra­tion col­lec­tive) achètent sur le marché mon­dial.Viande bo­vine : le cours heb­do­ma­daire est établi par Fran­ceA­gri­Mer (or­ga­nisme pu­blic), à par­tir d’une moyenne des prix d’achats déclarés par les abat­teurs. Le prix moyen d’achat au kilo est au­tour de 3,60 e alors que le prix de re­vient os­cille entre 4,20 et 4,50 e.Viande de porc : le prix est fixé au marché au ca­dran de Plérin ( ) qui représente 60% de l’éle­vage français. Le prix d’achat os­cille entre 1,08 et 1, 38/kg pour un prix de re­vient de 1,40 e.Lait : son prix est fixé par contrat entre éle­veurs et in­dus­trie laitière et ajusté à la qua­lité. Il est au­tour de 0,30/litre, il fau­drait au mi­ni­mum 1,34 à 1,37/l pour cou­vrir les frais de pro­duc­tion.
Crise de l'élevage, crise de modèle
 Pho­tos Paol Gor­neg©

[1] On peut lire à ce sujet le bilan détaillé de la PAC dans  Chan­geons de cap, chan­geons de Pac– de José Bové et Gilles Lu­neau,  édi­tions Al­ter­na­tives – 2012.[2]Pour mémoire, selon le GIEC et la FAO, l’agri­cul­ture mon­diale émet en moyenne 14 % de gaz à effet de serre (30% quand on prend en compte la défo­res­ta­tion). Les postes en ac­cu­sa­tion sont les en­grais et pes­ti­cides de synthèse, la consom­ma­tion d’éner­gie fos­sile, les éruc­ta­tions de méthane des ru­mi­nants.Accueilhttp://www.globalmagazine.info/sous-les-etoiles/2015/07/22/crise-de-lelevage-crise-de-modele-1437582029

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