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Rien de plus beau que des mensonges

Par Jmlire

Rien de plus beau que des mensonges

" Pourquoi écrivez-vous ? interroge-t-on aussi. Est-ce une activité saugrenue, comme la cleptomanie ou le saut en parachute ? je regarde encore mes mains. La main droite lâche à nouveau le crayon et s'approche de mon visage. Elle ne va pas me gifler, j'espère ? Non, bien sûr. Elle me gratte cette fois-ci la tête : c'est tout ce qu'elle peut faire pour m'aider à trouver une réponse. J'ai découvert de bonne heure que la vie n'avait rien de plus beau à m'offrir que des mensonges. Je l'ai su grâce aux lectures que me faisait ma mère le soir. Je ne rêvais pas encore d'écrire, pour la bonne raison que je ne savais même pas lire, j'envisageais cependant de devenir un grand menteur. Je m'appliquais d'ailleurs à mentir le plus possible, ce qui me valait un certain succès. J'ai su très tôt en somme que la meilleure façon de raconter un évènement était de l'inventer. La vie ne laisse guère de place à l'imagination : il lui arrive certes de faire preuve d'un certain sens poétique, mais très rarement, hélas. Quelque temps avant mon opération, alors que j'étais sorti du restaurant où je dînais pour fumer, j'ai vu un clochard déposer la multitude de sacs qu'il trimballait dans l'entrée d'un immeuble en ravalement, après quoi il est venu vers moi :

- Pourriez-vous me garder mes affaires un moment ? m'a-t-il demandé.

J'ai été flatté par sa confiance. Il est revenu au bout de vingt minutes : j'ai supposé qu'il était allé boire un dernier coup avec un ami. Il m'a remercié, ensuite il a commencé à étaler ses couvertures et ses cartons pour la nuit. Mais la vie est avare de tels incidents : quand elle en produit un j'ai l'impression qu'elle me fait l'aumône. Voilà sans douter pourquoi j'écris : pour combler un vide qui s'élargit sans cesse. La page blanche me répète inlassablement :

- Tu es libre, tu es libre, tu es libre !

Vais-je l'avouer ? Cela m'émeut aux larmes.

Ai-je la nostalgie du temps où ma mère me faisait la lecture ? je sais que je pensais souvent à elle en écrivant mon premier livre : je voulais lui rendre un peu de plaisir que j'avais eu autrefois à l'écouter.

Est-ce parce que je suis obligé de réapprendre à marcher que j'éprouve fréquemment le besoin de remonter si loin dans le passé ? mes premiers pas je les ai fait dans le jardin de Callithéa, sur l'étroite bande de ciment qui traversait la terre et qui allait du portillon de la cour pavée jusqu'au poulailler. Ma mère s'était placée devant le poulailler et m'avait donné cet ordre stupéfiant :

- Viens ! ce qui en grec, se dit Ela !

J'étais accroché des deux mains sur l'appui de la grille qui entourait la cour, à côté du portillon. A la troisième ou quatrième injonction, j'ai obéi. Jamais notre jardin ne m'a paru si grand que la première fois où je l'ai traversé tout seul. "

Vassili Alexakis : extrait de "L'enfant grec" Éditions Stock, 2012 https://fr.wikipedia.org/wiki/Vassilis_Alexakis http://www.telerama.fr/livres/l-enfant-grec,88104.php

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