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La musique est plus grande que nous tous

Publié le 25 juillet 2015 par Souillacenjazz
La musique est plus grande que nous tous
Vous avez reçu un doctorat honorifique du Berklee College of Music, l’une des écoles de musique les plus prestigieuses des États-Unis. Vous avez dit que de plus en plus de jeunes musiciens étudient la musique dans une école professionnelle, et qu’ils apprennent de façon différente. Quel en est l’effet sur leur musique, et quelle différence avec la façon dont vous avez appris ?
J’ai appris selon la tradition africaine : l’information était transmise de génération en génération. Vous étudiiez avec quelqu’un et vous suiviez ainsi votre chemin. De nos jours, par contre, c’est le big business qui forme une énorme communauté. Les musiciens acquièrent plus d’informations, mais ils ne l’apprennent pas de leurs aînés. J’ai eu la grande chance d’être arrivé à la scène avec Freddie Hubbard, Woody Shaw, Cootie Williams… On ne peut pas mieux apprendre ! J’ai joué cinq ans et demi à côté de Miles Davis, j’ai appris cette langue chaque nuit. Aucune université ne peut m’apprendre ça ! C’est tout simplement différent.
Vous avez fait plusieurs tournées mondiales, et vous avez dit que la musique se perçoit de façon différente selon les pays. Est-ce que les publics français et américain réagissent différemment à votre musique ?
Tout d’abord, je pense que les Français aiment la vie, et ils sont à la recherche d’une grande fête. Quand on a joué au Parc Floral à Paris, nous avons terminé par Happy People  et il y a eu un rappel de 45 minutes, c’était fou ! Et la fois suivante, il y avait des agents de sécurité qui se mettaient devant la scène, comme si c’était un concert de rock. Les Français aiment bien s’amuser ; ils regardent la vie différemment. Aux USA, nous travaillons dur, nous gagnons de l’argent, mais nous ne pouvons en profiter que quand nous sommes plus vieux.  Avant, quand j’étais plus jeune et que je voyageais, il me suffisait d’aller directement de l’avion à l’hôtel, tant j’étais content d’être dans un nouveau pays. Maintenant, par contre, quand je voyage en France, je prends le train, ou le bus. Je veux tout absorber, tout comprendre.
Vous avez dû entendre beaucoup de jazz français au fil des années et des tournées ici. Qu’en pensez-vous, et que pensez-vous surtout de la différence entre le jazz français d’aujourd’hui, et le jazz français d’il y a cinquante ans ?
Les jazzmen français me semblent plus ouverts maintenant avec leur jazz à eux ; ils essaient beaucoup de choses différentes. Cependant, s’agissant du jazz américain, qu’ils ont pu étudier à de nombreuses occasions, je pense que la génération française actuelle l’interprète de façon plus traditionnelle. Dans le passé, seuls les musiciens américains parcouraient le monde avec leur jazz ; maintenant, chaque pays – le Japon, la Corée -- a ses propres jazzmen. C’est exactement comme le basketball : auparavant c’était le basket américain, mais aujourd’hui plusieurs pays ont leurs propres joueurs de basket qui voyagent et qui échangent avec leurs homologues américains. Dans les pays scandinaves, ça s’est passé autrement. Au Danemark, ils ont pu développer le jazz plus tôt, car il y avait tout une série de jazzmen américains qui vivaient à Copenhague, tels Dexter Gordon ou Thad Jones. En Norvège, par contre, un pays encore plus éloigné, les jazzmen américains ne sont arrivés que relativement tard. C’est vrai que les Norvégiens ont leur Jan Garbarek, influencé bien sûr par Coltrane, mais Garbarek l’interprète différemment.
Permettez-moi maintenant de vous poser quelques questions plutôt personnelles. Vous avez parlé de l’impact de l’adversité sur la musique de Coltrane. Avez-vous  vous aussi connu des malheurs ? Dans l’affirmative, comment est-ce qu’ils ont influencé votre propre musique ?
En fait, ce que je joue, je l’écris à propos de mes expériences. Mes thèmes ne sont en réalité que des expériences musicales. Ce n’est pas comme Coltrane et les autres, car ils ont dû faire face à leurs propres luttes. Mais ça ne veut pas dire pour autant que nous ne soyons pas, nous non plus, confrontés à des luttes ; simplement, ce ne sont pas les mêmes luttes. Alors je joue, je voyage, j’introduis des thèmes d’un point de vue musical. Il m’arrive de les introduire d’un point de vue social également, mais principalement musical.
Que dites-vous de votre expérience de jeune homme noir aux USA, et de votre expérience actuelle – non seulement en tant que l’un des musiciens noirs américains les plus célèbres, mais comme Noir américain célèbre tout court ?
Je ne l’ai jamais considéré dans cette optique-là. Je n’ai jamais pensé à la question noire, ni que j’étais célèbre.
Vous êtes vraiment très modeste ! Tout ce que je voulais faire, c’était de pouvoir jouer cette musique. Je voulais que mes aînés puissent être fiers. Quand je pense que je suis porté sur les épaules d’un Coltrane, d’un Sonny Rollins ou d’un Charlie Parker… Au bout d’un certains temps, je pense avoir appris que la musique est plus grande que nous tous. Un moment est arrivé où je l’ai compris, et je suis tout simplement heureux de pouvoir jouer de la musique et d’offrir quelque chose. Qu’elle ressemble ou non à la musique de mes ancêtres.
Cependant, plusieurs des musiciens noirs américains les plus grands se sont intéressés à la politique, ou ont considéré leur musique en tant que véhicule politique, comme par exemple pour le mouvement des droits civiques, le mouvement contre la guerre au Vietnam ou la fierté noire. Vous identifiez-vous à eux ?
J’ai fait un disque intitulé « Black Hope » (L’espoir noir), alors bien sûr j’en suis partie prenante. Je parcours le monde, j’absorbe tout. Mais quand je voyage, c’est ça mon monde. Je rentre aux tats-Unis, et j’y reste pour peu de temps, mais c’est sûr que je suis conscient de ce qui se passe là-bas. Simplement, je ne le vois pas de la même façon ; j’essaie de l’interpréter différemment. Dans mon dernier disque, Pushing the World Away, il y a une déclaration… une déclaration différente, mais une déclaration tout de même. Simplement, mes déclarations ne semblent pas relever de la politique. En fin de compte, nous sommes tous à la recherche de la même chose. Et c’est vrai que tout est différent pour la génération actuelle.
Est-ce une question trop indiscrète que de demander votre avis sur les relations raciales aux USA ?
 J’y fais face, et tous les jours. Mais ce n’est pas nouveau ; cette question-là existe depuis toujours. Simplement, avec les réseaux sociaux maintenant, je pense que de plus en plus de gens en prennent conscience.
Pourquoi avez-vous choisi de vous produire au Festival de jazz de Souillac ? Je pense plutôt que c’est lui qui m’a choisi ! Et puis, il n’y pas que ça, il y a également le fait que je suis un messager, et je veux absolument avoir l’occasion de voyager à travers le monde, la France comprise. Je veux pouvoir emmener la musique aux gens, leur laisser l’entendre et en faire l’expérience.
Propos recueillis et traduits par Erica
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