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Article : Rabîndranâth Tagore

Publié le 20 juin 2003 par Julien Peltier

Rabîndranâth Tagore
Traversée des genres

Il est souvent difficile d'appréhender l'oeuvre de Tagore, et certainement tout autant difficile d'appréhender sa vie. Les Cahiers d'Asie du 08 mars 2008 ont tenté de lever le voile sur un travail pluriel et imposant. Tagore est un auteur « complet » : quatorze pièces de théâtre, soixante-trois volumes d'essais en politique, philosophie, art..., cinquante recueils de poésie, des compositions musicales, trois opéras, quatorze romans, douze recueils de chants et, enfin, douze recueils de nouvelles.


Tagore est né, grandit et finira ses jours dans le contexte parfois assez hermétique des problèmes politiques et communautaires bengalis. Il a connu Gandhi, s'y est parfois opposé, et s'il a visiblement souhaité rester le plus possible à l'écart de toute opinion politique affichée, sa culture et ses connaissances l'ont parfois mené sur le devant de la scène, à exprimer ses opinions personnelles et à prendre parti, comme par exemple ce discours qu'il prononça à la toute fin de sa vie, repris dans son autobiographie intitulée en français Souvenirs ou Réminiscences selon les traductions :
"Lorsque je jette mon regard tout autour, je rencontre les ruines d'une orgueilleuse civilisation qui s'écroulent et s'éparpillent en vaste amas de futilités. Pourtant je ne céderai pas au péché mortel de perdre confiance en l'homme : je fixerai plutôt mon regard vers le prologue d'un nouveau chapitre dans son histoire, une fois que le cataclysme sera terminé et que l'atmosphère sera rendue limpide avec l'esprit de service et de sacrifice [...] Un jour viendra où l'homme, cet insoumis, retracera sa marche de conquête malgré toute barrière afin de retrouver son héritage humain égaré."
Si Tagore est un homme de position, c'est surtout à travers la littérature et ses différents genres qu'il faut chercher ses opinions, et les traces d'un homme de conviction.
Et partir d'un constat simple et nécessaire : jamais l'on ne pourra, nous français, connaître tous les accents d'une oeuvre totalement protéiforme. Pire : elle est à la fois protéiforme et unifiée. Une masse parfaitement multiple et cohérente. Mais nous nous confrontons aux limites de la traduction, et aux limites de la langue : comment parler d'une oeuvre que l'on ne peut lire ? D'une oeuvre qui nous est uniquement apportée grâce à la traduction ? Si nous avions été anglais, le problème aurait été différent, Tagore lui-même aimait traduire ses poèmes en anglais.
De ce que nous connaissons de son oeuvre, donc, un autre constat : l'impression de ne lire qu'un seul poème. Non pas à travers la pauvreté d'un vocabulaire, ou à travers le petit nombre d'images et leur récurrence, mais plutôt à travers l'immuabilité et la densité. Tagore a pu écrire des centaines et des centaines de vers, ils résonnent tous entre eux, et chacun porte la marque de l'autre.
Son oeuvre est arrivée assez tôt en France ; à comprendre : Tagore était encore vivant quand on a connu et reconnu son oeuvre. Grâce au prix Nobel de littérature en 1913, certainement. Et, très vite également, ce sentiment d'impuissance. Gide relevait déjà une phrase de Tagore :
"Entre l'esprit européen et celui de l'Inde se dressent cent millions de dieux monstrueux."
Face au travail de Tagore, il faut rester modeste, ne pas avoir peur de lire le doublon, l'oxymore ou encore l'hyperbole. Lui-même, reprenant l'idée à un autre écrivain, disait de la littérature indienne qu'elle était le lieu où le dérèglement est la règle.
Il faut donc partir de ce postulat, et avoir à l'esprit que la poésie de Tagore est faussement simple, ou alors que la simplicité est un « style » à part entière.
C'est André Gide, entre autre, qui a reconnu en France la particularité de l'écrivain. Il aperçoit dans les vers de Tagore, en particulier, le balancier entre la fuite des émotions et l'enlisement dans le monde. Il faut imaginer un poète, un homme, qui aurait la posture du géant Atlas portant le monde, mais qui ne le verrait pas comme un fardeau : Tagore fait le signe de celui qui englobe l'univers, qui cherche à en comprendre et en appréhender les moindres recoins. Il reconnaît le mal sur terre, mais ne perdra jamais sa confiance en l'homme, et sa confiance en la beauté du monde, qui, pour lui, est amour.
L'oeuvre de Tagore est donc l'expression la plus sincère qu'une « foi », qu'elle soit religieuse ou non, brûle en nous.
"Je ne crois connaître, dans aucune littérature, accent plus solennel et plus beau", André Gide
"Tu m'as fait infini, tel est ton plaisir", Tagore (L'Offrande lyrique)

"Tagore est le premier de nos saints qui ne se soit pas refusé à la vie, me dit cet Hindou, mais bien ait attendu son inspiration de la vie même ; et c'est pour cela précisément que nous l'aimons"
, Yeats
Si Yeats n'hésite pas à parler de Tagore comme d'un « saint », c'est à cause de toute une « tradition » familiale, si l'on peut dire. Son père, Devendranath Tagore, était déjà surnommé le « Grand saint », amant de la vie comme son fils plus tard : sa vie était ponctuée de retraites, dominée par une devise, celle « d'assurer la lignée » ; chose qu'il fit admirablement bien. Il eut quinze enfants, donc le jeune dernier Rabindranath, prompt à devenir aussi spirituel que son père. Le jeune garçon était promis à un avenir de méditation poétique et littéraire. Il suit un parcours scolaire normal, entrecoupé par l'envie d'apprendre et de former son esprit seul. Chez les Tagore, on apprend en autodidacte, on se cultive par l'amour des livres et l'amour de la transmission. Les femmes ont d'ailleurs un très grand rôle à jouer : ce sont elles qui enseignent les valeurs et les savoirs. Ce sont elles qui détiennent la sagesse philosophique et artistique, tandis que les hommes sont du côté du spirituel, du côté de Dieu. Ils sont sur les pentes de l'Himalaya, communient avec le monde dans sa totalité et, surtout, en toute liberté.
A l'âge de huit ans, il fait une rencontre déterminante : celle de la poésie.
"Je devais avoir huit ans. Jyoti, le fils d'une nièce de mon père, était passablement plus âgé. Il commençait à s'initier à la littérature anglaise et récitait Hamlet avec élan. Comment put-il lui venir l'idée de faire écrire des vers à un enfant tel que moi ? Je ne puis le concevoir. Un après-midi, il me fit venir dans sa chambre et me proposa d'essayer de composer un vers ; puis il m'expliqua la construction du vers paya, de quatorze syllabes.
Je n'avais jamais vu que des poèmes imprimés dans des livres, sans une rature, ni un signe d'hésitation, ni rien que révélât la faiblesse humaine. L'idée que n'importe quel effort pût me rendre capable de produire de la poésie n'aurait pu m'aborder. [...]
Une fois surmontée ma première crainte respectueuse, il n'y eut plus moyen de m'arrêter. [...] Comme un jeune faon qui va donnant partout de la tête avec ses cornes bourgeonnantes, je commençai à importuner tout mon entourage avec mes essais de poésie. [...]
Mes oeuvres n'étaient pas encore volumineuses. Le poète pouvait porter toutes ses effusions dans sa poche. J'étais l'auteur, l'imprimeur et l'éditeur tout à la fois."

Dernier d'une fratrie de quinze, Tagore ingurgitait littéralement (puisque l'on peut parler de véritable faim ou soif de littérature et d'écriture) les connaissances de ses frères et de ses cousins.
Sous leur influence et celle de son père, Tagore va développer des motifs et des thèmes communs, avant de se les approprier et de donner à ses oeuvres une couleur personnelle qui trouve un aboutissement dans la conjugaison de deux grandes pensées : l'amour de Dieu et l'amour de la nature, dont le point de convergence est la conviction que la vie est épanouissement.
Chez Tagore, il y a une volonté de mêler ce qui fait la grandeur et la modestie du monde. Et ces prises de position politiques, si justes soient-elles, rejoignent sa pensée de la poésie, et au-delà : sa pensée de la phrase et du mot. Tagore avait beaucoup d'imitateurs, et sans l'agacer tout à fait, c'est grâce à eux qu'il trouva le courage d'écrire et d'écrire encore, non pour les dépasser, mais pour se dépasser lui-même et de donner à ses vers d'autres teintes. Depuis son enfance, il conserve avec lui un fameux « cahier bleu », celui décrit dans son autobiographie, et ne cesse de le gribouiller, d'écrire de tout côté et selon des lignes imaginaires.
Tagore met sa poésie à l'épreuve et souhaite que lui-même, en tant que « poète » subisse l'épreuve de l'écriture.
"Cet encens que je suis ne dégage pas de parfum sans qu'on le brûle ; cette lampe que je suis n'émane pas de lumière sans qu'on l'allume."
Le poète travaille beaucoup, sans relâche, mais à le lire, on pourrait croire en une facilité déroutante. Il écrit sans cesse, comme une personne parle sans cesse, comme si l'on pouvait être « bavard en écriture » ; son cahier ne l'abandonne jamais.
Il côtoie, en Europe, une musique et un chant différent, ne refuse pas les influences des autres arts sur le sien, s'inspire même de toute la beauté que recèle le monde. Tagore est un amoureux au sens fort du terme ; il dit « embrasser » le monde, et son oeuvre poétique regorge de cette plénitude à la limite de l'envahissant.
Dans le plein et la totalité, le poète atteint, il est facile de le comprendre, le Tout, sans complexe : Dieu est toujours la cause et le but de la poésie. Il se cache ou se touche dans de nombreux poèmes, en particulier ceux de L'Offrande lyrique, recueil quasi-envahi par un ton emphatique et démesuré, par des prières et des louanges, par la crainte de Dieu et l'extrapolation.
Ce désir d'englober la totalité du monde dans ses vers est doublé d'une philosophie de vie et des preuves tangibles qui l'accompagnent : Tagore est un grand voyageur, passion qu'il tient de son père. En Angleterre, en Europe, en Inde... il effectue des voyages aussi longs qu'enrichissants, dans le but de se parfaire et de comprendre la nature humaine, mais surtout parce que ces voyages lui permettent de débuter un autre voyage : un voyage plus intériorisé.
Homme et monde, nature, Dieu et individualité sont sans cesse reliés, avec parfois ce sentiment d'échec :
"
« Il n'y a rien dans le monde ; tout est dans mon coeur », dit l'homme a un certain âge. Quand son coeur s'est éveillé, il ouvre les bras pour saisir le monde entier ; tel le petit enfant, pendant la dentition, croit que tout est destiné à être porté à sa bouche. Par degrés, l'homme en vient à distinguer ce qu'il lui faut de ce qui lui est inutile. Alors les vapeurs nébuleuses qu'émettait son coeur se condensent, produisent de la chaleur et en exhalent.
Vouloir le monde entier, c'est ne pouvoir rien atteindre. Mais quand le désir se concentre et s'oriente de toute sa force vers un but déterminé, une porte d'accès à l'infini devient visible." (Souvenirs)

D'où cet attachement, aussi, pour les plus petites choses qui composent le monde, ces choses infimes qui sont la preuve de l'existence, la preuve que la communion est possible : que l'homme est monde, que le monde est homme. Tagore parcourt les parcelles du monde dans l'espoir qu'il juge possible d'une union : le poète emporte avec lui un fil qui est à la fois directeur et unificateur.
C'est cette foi en la bonté et en la beauté de l'homme qui le fait croire en la vie, quand bien même la Première Guerre mondiale et la Seconde Guerre mondiale l'ébranlent.
Ainsi, qui parsèment sa poésie, des petites choses, des détails du monde qui le contiennent : un pétale, une fleur, un oiseau, qui sont autant d'êtres miroirs du poète, et qui portent la vie en eux. Fleurs, feuilles, paysages sont des motifs « respirants » chez Tagore. La fleur par exemple, c'est le terrestre mêlé au spirituel ; l'oiseau, c'est tout à la fois l'aile du voyageur et le repos nécessaire, l'encrage dans le sol. Il envisage alors la mort comme la pleine continuité de la vie, puisque la cessation n'est qu'une étape pour rejoindre le spirituel, la vie doit être une parole entièrement tournée vers le terrestre et le céleste. Deux dimensions qu'il croisera toujours, dans le moindre poème, de façon claire ou sous-jacente, appuyée ou non : "Je sens que toutes les étoiles palpitent en moi", dit-il, confondant un espace vertical, qui le fait examiner le ciel, et un espace horizontal, là où il se trouve, la ligne couchée du poème.
L'écriture de Tagore ne ressemble pas à celle de nos poètes, mais s'en inspire parfois, et peut-être que l'inspiration est inconsciente, peut-être appartient-elle à une époque. On croit reconnaître nos romantiques dans leurs élans lyriques, parfois ; on croit reconnaître des phrasés proches des poètes buveurs chinois des temps anciens ; on croit être faussement bercés par la simplicité et avoir lu ses lignes partout déjà. Parfois encore, on aperçoit entre les lignes des problématiques toutes contemporaines, des vraies interrogations sur la poésie et le devenir de la langue poétique. On croit que le poème est précisément cette bouteille à la mer dont parlait Vigny et dont l'image est reprise par des penseurs bien plus proches de nous. Des penseurs qui ont vécu l'atrocité des camps et qui remettent la phrase, la poésie, la littérature en question ; une horreur qui fait écho à la foi de Tagore, sa foi inébranlable en l'homme. Des penseurs qui se demandent alors quel genre de lecteur réceptionnera leurs oeuvres.

"Ici doit prendre fin l'évocation de ces souvenirs. Le voyage de ma vie se poursuit maintenant parmi les demeures des hommes. Le bien et le mal, les joies et les peines que j'y trouve sur mon chemin ne pourraient plus être envisagées comme on feuillette un livre d'images. Trop de créations, de destructions, de victoires, de défaites, de collisions et de fusions s'y succèdent et s'y déroulent.
Il ne me serait pas possible de dévoiler ni de décrire l'art suprême avec lequel mon souverain Guide conduit joyeusement pas vie au travers de tous les obstacles, des antagonismes et des tortuosités de l'existence, pour m'amener un jour à en connaître, dans sa plénitude, l'intime signification. Et puisque je ne saurais révéler le secret de ses desseins, quoi que je voulusse dire d'autre ne pourrait qu'induire en erreur.
C'est pourquoi, ayant amené mes lecteurs jusqu'au seuil de mon sanctuaire intérieur, je dois maintenant prendre congé d'eux." (Souvenirs)

Exposé : Babas5
Lectures : Wagosh
Cette exposé reprend des notes de lecture et se concentre presque exclusivement sur l'oeuvre poétique de l'écrivain. Pour le réaliser, nous nous sommes aidés des ouvrages suivants, tous disponibles en français : L'Offrande lyrique, suivi de La Corbeille de fruits, Le Jardinier d'amour et Souvenirs. Ces trois ouvrages sont publiés aux éditions Gallimard.



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