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La question linguistique en Algérie : le déni du présent

Publié le 12 août 2015 par Gonzo

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A en croire un article récent du quotidien Al-Bayan aux Emirats, « l’algérien » serait la plus difficile des langues arabes ! L’algérien ou bien l’algérois, le parler de la capitale qui, comme ailleurs, tend à devenir la norme « nationale » ? Que savent-ils tous ceux que l’on a interrogés à ce sujet de la fort complexe carte linguistique de ce vaste pays ? Bien entendu, pareille « enquête » permet surtout de mesurer les préjugés tenaces qui règnent dans la région vis-à-vis des différentes manières de parler l’arabe.

Il est vrai en revanche que l’Algérie est sans doute le pays arabe où la question linguistique suscite le plus de passions. On en a une nouvelle démonstration depuis que le ministère de l’Éducation a fait savoir, fin juillet, que la prochaine scolaire rentrée verrait un aménagement des cours d’arabe dans le cycle primaire. Pour faciliter l’initiation à ce que, dans ce pays, on appelle souvent d’une curieuse expression « l’arabe scolaire » (à savoir l’arabe dit « classique » ou encore « littéral »), la réforme – ô sacrilège ! – suggère aux enseignants de passer par la langue « vulgaire », en l’occurrence une de celles que parlent ces tout jeunes enfants chez eux.

Peu importe que la chose soit en réalité pratiquée depuis fort longtemps, d’une manière ou d’une autre, par les enseignant(e)s, ni que les spécialistes du monde entier soient d’accord sur ce type d’approche, par ailleurs préconisée en Algérie depuis un bon quart de siècle au moins ! Il va de soi que personne ne s’intéressera à l’utilité pédagogique d’une réforme visant à améliorer un apprentissage dont tout le monde s’accorde à reconnaître depuis des lustres qu’il est au cœur des problèmes que rencontre le système scolaire. Enfin, on ne dira rien sur le fait que le pays, avec à sa tête un président tout de même très très fatigué, est à la veille d’une transition politique qui sera tout sauf facile dans un contexte régional totalement chaotique. Non! Sans s’arrêter à ces vétilles, « l’élite » du pays s’enflamme pour dénoncer ce qu’un ancien ministre de l’Éducation stigmatise comme une tentative de « porter atteinte à l’arabité de la société algérienne, de briser l’unité nationale et d’annihiler l’identité de l’individu algérien » (النيل من عروبة المجتمع الجزائري وكسر الوحدة الوطنية ومحو هوية الفرد الجزائري). Cette réforme est le prélude à la partition du pays, rien moins que cela !

Si Nouria Benghabrit – ministre femme francophone plus à l’aise paraît-il dans la langue de Voltaire que dans celle du prophète – est la cible des attaques du moment, la scène n’est qu’une variation totalement prévisible d’une scène que l’on joue à l’identique ou presque depuis l’indépendance, avec des arguments où il est facile de comprendre que la pertinence linguistique, voire la simple rationalité, n’ont guère de place tant les passions politiques sont à fleur de peau. D’un côté, on a le « parti de la France » – hizb fransa comme l’appellent ses détracteurs – reconverti en « parti du français » réunissant ceux qui ne maîtriseraient pas bien l’arabe et qui favoriseraient une réforme conduisant fatalement à la marginalisation de l’arabe littéraire, vecteur du projet unitaire de la grande nation arabe. D’ailleurs, comme le remarquent les plus critiques, un Kamel Daoud, cet auteur tellement prisé outre-méditerranée et même outre-atlantique désormais, n’est-il pas une des principales voix à se lever pour plaider, de façon assez outrancière tout de même, en faveur de cet « algérien [qui] n’est ni de l’arabe ni un dérivé de l’arabe » !!! (Voir cette contribution et celles qui l’accompagnent sur le site d’Algérie-focus.) À l’opposé, toutes les voix de l’islam politique se rejoignent pour affirmer que l’introduction du dialecte dans les petites classes des écoles n’est que la reprise d’un vieux projet colonial visant à détruire « l’identité spirituelle » de la communauté des musulmans en les privant de son « véritable » véhicule linguistique.

Il faut bien l’admettre, tous ces arguments, qu’on a entendu mille fois, n’apportent pas grand chose de nouveau, si ce n’est que l’on constate, sur la moyenne durée, que la langue, à l’image de l’ensemble des références symboliques, est de plus en plus perçue dans une perspective commandée par la dimension religieuse. Autrefois, on prenait position en faveur de telle ou telle solution linguistique sur la base d’une analyse politique (indépendance nationale, panarabisme, ouverture au monde développé, etc.) ; aujourd’hui, c’est la question de l’islam, et de son investissement dans le domaine politique, qui domine toute réflexion : « Sans la darija (dialecte) l’arabe est condamné à vivre dans la liturgie » écrit ainsi dans une récente chronique Amine Zaoui, un romancier pourtant aussi bien à l’aise en français qu’en arabe !

À l’appui de son raisonnement (mais à la différence de sa propre pratique car, quand elle ne passe pas par le français, son écriture se coule dans le registre de l’arabe dit « classique »), il cite une pléiade d’écrivains, de dramaturges, de cinéastes qui ont illustré le génie créateur de la langue algérienne. De leur côté, les tenants de l’arabe littéraire n’ont en tête que les grandes figures du patrimoine… En réalité, et malgré leur opposition frontale, les uns et les autres ont en commun de se tourner vers le passé, récent ou ancien, pour y chercher des références toutes plus légitimes les unes que les autres selon leurs propres grilles d’analyse. Étonnamment, ni les uns, ni les autres ne s’interrogent beaucoup sur ce qu’ils appellent l’arabe. Classique ou dialectal, il est clair qu’à leurs yeux les frontières sont parfaitement délimitées entre ce qui est manifestement pensé comme deux univers étrangers l’un à l’autre.

Pourtant, pas un arabophone, cela va de soi, ne peut ignorer, quasiment depuis l’instant où il vient au monde, qu’une telle représentation est fausse. Tout le monde sait par expérience qu’il n’y a pas – même dans l’espace le plus liturgique d’ailleurs ! – un monde de l’arabe littéraire parfaitement étanche aux influences du (ou des) dialecte(s), lesquels ne sont, bien entendu, rien d’autre que de l’arabe, contrairement à ce qu’affirme Kamel Daoud (mais il doit penser à la langue classique lorsqu’il assène cette énormité).

Malgré cela, tout le monde s’obstine à penser les choses dans une opposition stérile entre une norme et une autre, et rares sont ceux qui, comme Akram Belkaïd, se donnent la peine de mentionner l’extraordinaire mutation de la question linguistique. Dans une de ses récentes chroniques, il relève ainsi fort justement les conséquences – en Algérie comme ailleurs du reste – de la croissance fulgurante des supports numériques. Voilà des années que la jeunesse algérienne du temps du numérique, celui des antennes « paradiaboliques » puis sur les réseaux sociaux d’internet, produit une autre langue, chargée des réalités multiples du pays mais également ouvertes, ne serait-ce que pour se connecter avec les flux de la communication globale, à d’autres registres, à commencer par ceux de l’arabe, partout où il est parlé. Si un dialecte se définit en définitive par sa localisation, par son inscription dans un espace où il est capable d’assurer une communication, il est facile de se rendre compte que la première caractéristique de l’actuel « parler numérique arabe » est au contraire son caractère hybride, mixte, hétoroclite, qui aplanit les frontières en multipliant les emprunts…

Autant de réalités visiblement ignorées des débats politiques qu’on échange entre intellectuels d’un autre temps.


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