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Révolution dans la chanson : les poubelles de la politique à Beyrouth

Publié le 01 septembre 2015 par Gonzo
YoustinkLogo “officiel” de la campagne Tol3et rihetkom

« Et tout finit par des chansons » faisait dire Beaumarchais au barbier du Mariage de Figaro, une pièce représentée, après une longue censure, quelques années seulement avant la Révolution française de 1789. La citation pourrait bien s’appliquer à l’actuelle « révolution des poubelles » qui agite Beyrouth depuis une bonne semaine car, au fil des jours, les récits et les images qui nous proviennent de la capitale libanaise laissent une étrange impression. La révolte spontanée des premiers moments a certes pris de l’ampleur, elle mobilise des tranches d’âge et et des milieux bien plus divers, mais on se demande si elle n’est pas en train de perdre son mordant. Comme une sorte d’événement festif qui viendrait clore la saison des nombreux festivals d’été, les joyeuses manifestations du peuple libanais communiant (souvent drôlement) dans la dénonciation de la pourriture de la classe politique laissent l’observateur extérieur quelque peu perplexe quant aux possibilités de ce mouvement d’aboutir à des résultats tangibles.

Bien entendu, cette mobilisation évoque des « printemps » guère lointains : celui du « printemps de Beyrouth » en 2005, encore appelé « Révolution du cèdre », à l’origine tout de même d’une impasse politique qui n’a pas été surmontée dix ans plus tard ; et celui du « Printemps arabe » de 2011, avec ses modes de mobilisation, associés à l’univers des communications numériques, dont il est apparu trop vite qu’ils résistaient mal aux bonnes vieilles logiques de puissance, voire aux réflexes de classe (pour les arabophones, voir à ce sujet, dans Al-Akhbar, l’article fort intéressant de Amer Mohsen intitulé « La fête : du regard que la classe moyenne jette sur elle-même »)…

Parmi les éléments qui incitent à poser ce type d’interrogations, je placerai – fidèle à la perspective adoptée dans ces billets – l’inattendue participation de toute la riche palette locale des starlettes et autres chanteurs de charme qui, du jour au lendemain en général, se découvrent une passion pour la chose publique (res publica en bon latin). Sous un titre qui est tout un programme, le quotidien Al-Yawm al-sabee évoque ainsi « les beautés qui déclarent la révolution contre la laideur du Liban ». L’auteur dénombre pas moins de 16 vedettes de la chanson qui soutiennent le mouvement, ne serait-ce qu’en s’associant aux campagnes de hashtags sur Twitter (Haïfa Wehbé par exemple).

Naturellement, des esprits chagrins y voient de l’opportunisme ainsi que le moyen, pour telle ou telle star peut-être un peu sur le retour, de faire parler d’elle (Ghaleb Alama est un bon exemple), éventuellement, comme Najwa Karam, en recyclant un vieux tube. À lui seul, le principal slogan des manifestations, Tol3et rihetkom (طلعت-ريحتكم / You stink!) a donné lieu en l’espace de quelques jours à au moins trois « grandes » créations par des chanteurs plus ou moins « populaires » (dans tous les sens du terme), à savoir Shadi Farah (jeune chanteur « de charme »), Ali Zalzali (vedette un peu passée déjà) et Ali Barakat (la star des chansons appréciées par le public pro-Hezbollah). Mais la liste est loin de s’arrêter là puisque la révolte des poubelles a également inspiré, entre autres compositeurs et interprètes, le chanteur et joueur de oud Khaled al-Abdallah, un groupe de rock relativement connu, Chained Reaction, et enfin un duo d’humoristes qui se moquent assez cruellement du ministre de l’Intérieur, Nohad Mashnouk, retrouvé en train de faire joyeusement la fête sur une île grecque pendant que les Libanais se débattaient au milieu des tas d’ordures…

Cette inflation de chansons est le signe d’une évidente tentative de récupération de la part de professionnels du show qui, comme on en a de nombreux exemples toutes ces dernières années, jouent leur partition individuelle dans le grand concert médiatique. Avec tout de même certaines évolutions qui ont suscité des commentaires intéressants. Dans Al-Hayat, Rana Najjar souligne ainsi l’absence, chez les manifestants, des traditionnelles chansons engagées qu’ont créé des chanteurs aussi appréciés il y a peu encore que Marcel Khalifé, Ahmed Qabour ou Julia Boutros. Cette dernière illustrant précisément jusqu’à la caricature – fort bienvenue en l’occurrence dans le pro-saoudien Al-Hayat – des « compromissions » d’une catégorie d’artistes un peu people, trop proches du pouvoir puisque la chanteuse originaire du Sud du Liban, celle qui a repris dans une de ses plus célèbres chansons les paroles d’un discours de Hassan Nasrallah en juin 2006 (voir à son propos cet ancien billet) est également l’épouse de l’actuel ministre de l’Education.

À sa manière, Nadine Kanaan développe pour Al-Akhbar des analyses qui vont dans le même sens. Comme sa consœur du Hayat (à moins que ce ne soit l’inverse), elle s’arrête en particulier sur une vidéo mise en ligne par un groupe précédemment signalé dans CPA à travers un renvoi au blog du Tunisien Ahmed Amri, à savoir le très intéressant Al-Rahel al-kabir (Le grand disparu), repéré, entre autres fort bonnes choses, pour une satire mordante du calife auto-proclamé, le tristement célèbre al-Baghdadi et son prétendu État « islamique ». Inspiré par les protestations nées des poubelles libanaises, le groupe a mis en ligne une vidéo qui reprend un autre des slogans clés des événements actuels, à savoir Kellon, ya3ni kellon (كلّن يعني كلَن / « Tous, ça veut dire tous » : comprendre, sans exception, tous les politiques, ce sont des pourris). L’idée, comme le précise l’article, c’est de faire passer, avec cette chanson, un triple message : la nécessité de formuler des demandes précises, susceptibles d’être mises en pratique ; le refus total de toute violence, à commencer par celle des forces de l’ordre ; et enfin la remise en cause de tous les représentants politiques, sans exception » («يجب أن نعمل على قاعدة أن يكون لكل تحرّك مطلب معيّن. أما ثاني نقطة فهي أنّنا رافضون للعنف بكل أشكاله، خصوصاً عنف القوى الأمنية، وأخيراً التصويب على كلّ عناصر الطبقة السياسية اللبنانية من دون استثناء» ).

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Vaste programme, sans nul doute, dont la mise en pratique passera(it) par une véritable révolution. Dans le contexte actuel, on peut douter qu’elle advienne cette révolution qu’une partie de la population libanaise, notamment au sein de la jeunesse, appelle pourtant de tous ses vœux, avec une certaine « fraîcheur » (سذاجة) politique. Les manifestations attendues pour ce mardi apporteront peut-être un début de réponse mais dans l’immédiat, révolution ou pas, le ras-le-bol des Libanais lassés du spectacle de leurs ordures, notamment politiques, peut s’analyser dans le contexte régional comme une manifestation supplémentaire d’un long et douloureux processus d’accouchement. À l’image de ce qu’évoque le passage de témoins entre les différents acteurs de la chanson politique, une génération, celle des trois ou quatre dernières décennies du siècle passé, est en train de quitter la scène – à reculons et en retardant tant que possible l’échéance. Avec ses propres références, son style, son ton à elle pour ses revendications comme l’illustre parfaitement la vidéo du groupe Al-rahel al-kabir ci-dessous, une autre génération se prépare à la remplacer, mais force est de constater qu’elle paraît encore en partie « immature », du moins du point de vue de l’organisation politique.

كلّن يعني كلَن
————–
البلد خربان
وفي واحد عم يرقص برّا ومدري شو شربان
وبّدو يعمل فحص بول للشعب الكحيان
والمعلّم الكبير عنده Ski
هيدا التزلّج بالفرنسي إسمه Ski
ولو في مواطن مات جوع بيسألن c’est qui?
البلد خربان
وفي واحد عم يقصف برّا وما منقدر نحكيه
وفي واحد وزير عنده انفصام
نازل قال ليتظاهر لي قال ضدّ النظام..
ولك أي نظام؟ ما إنت وعمّك وولاد عمّك أركان النظام..
ولذلك: كلّن يعني كلّن يعني كلّن يعني ولا واحد منّن أبداً ممكن نستثنيه


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