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L’invention de Morel - Adolfo Bioy Casares

Par Adélaïde
L’invention de Morel - Adolfo Bioy Casares"Par hasard je me rappelai que l'horreur que certains peuples éprouvent à être représentés en image repose sur la croyance selon laquelle, lorsque l'image d'une personne se forme, son âme passe dans l'image et la personne meurt."

Un homme condamné à perpétuité par la justice pour des raisons qui nous resteront inconnues fuit l'Inde et s'installe sur une petite île désertée de laquelle, on l'a prévenu, l'on ne revient pas vivant. Il se croit seul d'abord. Mais des hommes et des femmes jaillissent soudain et évoluent autour de lui dans une ronde étrangement répétitive et dans l'indifférence totale de sa présence. Une femme revient chaque jour au crépuscule s'asseoir au bord des falaises ; il tombe amoureux d'elle et revient lui aussi chaque jour assister à ce spectacle qui le ravit. Elle, ne semble ni le voir, ni l'entendre. Personne ne semble remarquer sa présence. Jour après jour, la vie de ces vacanciers se rejoue avec une précision déconcertante qui trouble le narrateur.

L'invention de Morel plonge d'abord dans la solitude de ce fugitif, dans la torpeur de cette île mortifère au milieu d'une végétation dense et dans le cycle de ces marées perturbées qui perdent ce dernier dans une réalité qui lui semble peu à peu étrangère, étrange, délirante peut-être. Rapidement, confondu par les considérations du narrateur à travers les yeux et la conscience, seuls, desquels nous pouvons vivre les phénomènes extraordinaires dont il va être témoin et qu'il va retranscrire dans son carnet (son testament et notre voie d'accès à sa réalité, a posteriori), on est transporté, et on veut savoir.

La fièvre le plonge t-elle peu à peu, et nous lecteur avec, dans la folie ? Les habitants de l'île ne le voient pas. Les apparitions de Faustine, son ravissement à la contempler au loin dans les roches à la tombée du jour, tout cela est-il réel ? L'objet de sa passion clandestine est-il fantasmatique ? Le narrateur, lui, n'est-il qu'un fantôme ?

Cherchant à percer l'énigme, désireux d'atteindre Faustine, le narrateur comprend enfin ce qui se joue dans ce séjour lorsqu'il assiste aux révélations de Morel. Cette île de la mort, c'est celle qu'a choisie le savant pour mettre en branle son invention, et mettre en scène sa vie rêvée, au sacrifice de celle de ses compagnons. Génie mécanique, il a construit une machinerie capable d'enregistrer la vie : pendant quelques jours, elle a capté les gestes, les odeurs, les paroles, les émotions de ces vacanciers à leur insu ; tout de ce séjour est consigné et reproductible à l'infini et pour toujours. Amoureux d'une femme qui ne le voyait pas, Morel a élaboré sa machine infernale pour capter à jamais l'âme de Faustine, rêvant d'atteindre celle qu'il aime, par delà la mort, dans l'image répétée ad infinitum d'un temps de vie partagé avec elle.

Déjouer la mort par l'éternel recommencement, c'est l'invention de Morel.

Ce roman pousse loin la question de l'expérience des images, de leur pouvoir, de la frontière entre le rêve et le réel. La réalité et l'illusion sont elles parfaitement antithétiques ? Perdre corps revient-il intégralement à n'être plus ? Qu'est-ce que la mort et la survie par l'image est elle possible ? - "Longtemps j'ai été troublé par l'espoir de supprimer l'image de Morel" - écrira dans son journal le narrateur après avoir déjoué les rouages de la machine pour se remettre en scène dans des images qui lui offriront, à son tour, la jouissance d'une éternité possible auprès de Faustine.

Je le referme en pensant que ce livre se relit. Comme une intrigue dont on sait être passé sans doute à côté des indices essaimés, de ça, de là, au fil de son déroulement. Mais aussi comme une parabole de la vie et de la mort et un cri d'angoisse poussé face à l'irrémédiable disparition, physique, des corps.

Je crois que je me replongerai avec un plaisir plus grand une seconde fois dans les circonvolutions de ce récit fantastique, d'une densité nichée dans la précision d'un texte sans artifice. C'est un court roman d'une très grande ampleur narrative et existentielle. J'aime en lisant être touchée par un mot justement choisi, bouleversée par une tournure forte, emportée par un rythme, j'ai aimé avec ce livre être tourmentée par ce qu'il dit de notre existence terrestre, et ce qu'il ouvre de possibles, même imaginaires, pour une survivance des âmes.

"Je crois que nous perdons l'immortalité parce que la résistance à la mort n'a pas évolué ; nous insistons sur l'idée première, rudimentaire, qui est de retenir vivant le corps tout entier. Il suffirait de chercher à conserver seulement ce qui intéresse la conscience"

En refermant ce roman, j'ai repensé à un projet de Christian Boltanski qui enregistra des milliers de cœurs battants au fil de différentes expositions dans des "Archives du coeur" qui sont aujourd'hui conservées au milieu du Pacifique sur une petite île japonaise. Un battement perpétuel constitue alors la mémoire d'un instant de vie lui aussi reproductible à l'infini, comme un fragment d'éternité.


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