Oublié et invisible depuis sa sortie, Les Stances à Sophie de Moshé Mizrahi est le film- manifeste du féminisme français.
C’est à un cinéaste un peu oublié que le Musée d’art et d’histoire du judaïsme rend hommage, en sa présence, les 20 et 21 septembre : Moshé Mizrahi a beau avoir remporté un Oscar en 1978 avec une adaptation de La Vie devant soi (avec Simone Signoret), ses films ne sont plus vus.
Israélien né en Égypte en 1931, installé en France depuis 1958, il avait pourtant connu un début de carrière fracassant avec Le Client de la morte saison (1970), sur un ancien nazi vivant sous une fausse identité dans la station balnéaire d’Eilat, Les Stances à Sophie (1971) et trois beaux films israéliens, Rosa je t’aime (1972), La Maison de la rue Chelouche (1973) et Les Filles à papa (1973).
Parmi ces cinq films, ses meilleurs (qui seront projetés lors de l’hommage), il faut s’attarder sur Les Stances à Sophie qui vaut comme chaînon manquant d’une histoire du cinéma féministe français, entre La Fiancée du pirate de Nelly Kaplan (1969, sur lequel Mizrahi était directeur de production) et L’une chante, l’autre pas de Varda (1976). Adapté du roman de Christiane Rochefort, qui a participé au scénario, le film sort juste avant la parution du manifeste des 343, et réunit trois de ses signataires : Christiane Rochefort (militante de la première heure au MLF), Bernadette Lafont et Bulle Ogier. Moshé Mizrahi vit alors au cœur de l’effervescence activiste et artistique de l’époque : son appartement parisien accueille des réunions du MLF tandis qu’il fait la connaissance des musiciens de l’Art Ensemble of Chicago, qui vient de se former à Paris et s’affirme comme l’un des emblèmes du free jazz, et les invite à jouer en improvisation libre la musique du film (devenue culte), et à apparaître au détour d’une scène.
Les Stances à Sophie : le titre renvoie à un refrain de salle de garde décrivant l’anatomie féminine à travers une terminologie scatologique et sexiste. Il est l’expression d’une misogynie typiquement française, notamment de cette élite intellectuelle et bourgeoise que les personnages de Bernadette Lafont et Bulle Ogier vont joyeusement broyer dans le film.
Hippie adepte de l’amour universel, Céline (Bernadette Lafont) change de vie et se marie avec Philippe (Michel Duchaussoy), grand bourgeois bien intentionné. Mais l’illusion tourne court : prisonnière d’une cage dorée, d’un quotidien répétitif et ennuyeux, bientôt dénoué de toute passion et de toute attirance sexuelle (on ne s’embrasse plus que sur le front), elle ne trouve réconfort qu’auprès de Julia (Bulle Ogier), la jeune épouse blasée d’un ami de Philippe. Dans le dos de leurs pathétiques maris, les deux femmes s’enferment dans la chambre de Céline transformée en cellule d’activisme féministe, aux murs recouverts de slogans militants (« Le ménage, c’est l’opium de la femme », « La moitié de l’humanité a mal aux seins »), et y déballent leur marginalisation sociale et leur insatisfaction sexuelle, avec en projet la rédaction d’un manuel d’ethnologie à la Malinowski sur la sexualité du mâle occidental. Céline et Julia (Rivette se souviendra peut-être de ce duo pour Céline et Julie vont en bateau) créent un territoire à elles, loin de la frigidité de leur vie matrimoniale, en opposition avec l’espace masculin marqué par l’ambition et la compétition des hommes d’affaires. Comme dans Week-end de Godard, la voiture joue un rôle central dans Les Stances à Sophie, symbole de la société de consommation, du boom économique des années 60, mais aussi fétiche sexuel, trophée phallocrate révélant la violence latente du capitalisme viril. Elle est l’objet d’une compétition entre les hommes d’affaires qui se solde, comme dans Week-end, par une tragédie, un carambolage où le corps féminin finit encastré dans la tôle – avoir une belle femme, comme on a une belle voiture.
La dichotomie entre les univers masculin et féminin, la manière dont Moshé Mizrahi imbrique le politique et le sexe, le genre et l’argent, pourraient sembler trop daté, trop 1971, mais le film échappe au démonstratif par le brio de ses dialogues, l’incomparable malice de ses deux géniales actrices, et surtout son humour, constant, dans sa manière de jouer avec la caricature et le renversement des stéréotypes.
Film de son temps, Les Stances à Sophie ne fut pas vu : il ne resta que trois semaines à l’affiche avant de sombrer dans l’oubli, entre autres à cause de la faillite de sa société de production. Film d’aujourd’hui, il mérite amplement d’être redécouvert.
Ariel Schweitzer CAHIERS DU CINÉMA / SEPTEMBRE 2015
Oublié et invisible depuis sa sortie, Les Stances à Sophie de Moshé Mizrahi est le film- manifeste du féminisme français.
C’est à un cinéaste un peu oublié que le Musée d’art et d’histoire du judaïsme rend hommage, en sa présence, les 20 et 21 septembre : Moshé Mizrahi a beau avoir remporté un Oscar en 1978 avec une adaptation de La Vie devant soi (avec Simone Signoret), ses films ne sont plus vus.
Israélien né en Égypte en 1931, installé en France depuis 1958, il avait pourtant connu un début de carrière fracassant avec Le Client de la morte saison (1970), sur un ancien nazi vivant sous une fausse identité dans la station balnéaire d’Eilat, Les Stances à Sophie (1971) et trois beaux films israéliens, Rosa je t’aime (1972), La Maison de la rue Chelouche (1973) et Les Filles à papa (1973).
Parmi ces cinq films, ses meilleurs (qui seront projetés lors de l’hommage), il faut s’attarder sur Les Stances à Sophie qui vaut comme chaînon manquant d’une histoire du cinéma féministe français, entre La Fiancée du pirate de Nelly Kaplan (1969, sur lequel Mizrahi était directeur de production) et L’une chante, l’autre pas de Varda (1976). Adapté du roman de Christiane Rochefort, qui a participé au scénario, le film sort juste avant la parution du manifeste des 343, et réunit trois de ses signataires : Christiane Rochefort (militante de la première heure au MLF), Bernadette Lafont et Bulle Ogier. Moshé Mizrahi vit alors au cœur de l’effervescence activiste et artistique de l’époque : son appartement parisien accueille des réunions du MLF tandis qu’il fait la connaissance des musiciens de l’Art Ensemble of Chicago, qui vient de se former à Paris et s’affirme comme l’un des emblèmes du free jazz, et les invite à jouer en improvisation libre la musique du film (devenue culte), et à apparaître au détour d’une scène.
Les Stances à Sophie : le titre renvoie à un refrain de salle de garde décrivant l’anatomie féminine à travers une terminologie scatologique et sexiste. Il est l’expression d’une misogynie typiquement française, notamment de cette élite intellectuelle et bourgeoise que les personnages de Bernadette Lafont et Bulle Ogier vont joyeusement broyer dans le film.
Hippie adepte de l’amour universel, Céline (Bernadette Lafont) change de vie et se marie avec Philippe (Michel Duchaussoy), grand bourgeois bien intentionné. Mais l’illusion tourne court : prisonnière d’une cage dorée, d’un quotidien répétitif et ennuyeux, bientôt dénoué de toute passion et de toute attirance sexuelle (on ne s’embrasse plus que sur le front), elle ne trouve réconfort qu’auprès de Julia (Bulle Ogier), la jeune épouse blasée d’un ami de Philippe. Dans le dos de leurs pathétiques maris, les deux femmes s’enferment dans la chambre de Céline transformée en cellule d’activisme féministe, aux murs recouverts de slogans militants (« Le ménage, c’est l’opium de la femme », « La moitié de l’humanité a mal aux seins »), et y déballent leur marginalisation sociale et leur insatisfaction sexuelle, avec en projet la rédaction d’un manuel d’ethnologie à la Malinowski sur la sexualité du mâle occidental. Céline et Julia (Rivette se souviendra peut-être de ce duo pour Céline et Julie vont en bateau) créent un territoire à elles, loin de la frigidité de leur vie matrimoniale, en opposition avec l’espace masculin marqué par l’ambition et la compétition des hommes d’affaires. Comme dans Week-end de Godard, la voiture joue un rôle central dans Les Stances à Sophie, symbole de la société de consommation, du boom économique des années 60, mais aussi fétiche sexuel, trophée phallocrate révélant la violence latente du capitalisme viril. Elle est l’objet d’une compétition entre les hommes d’affaires qui se solde, comme dans Week-end, par une tragédie, un carambolage où le corps féminin finit encastré dans la tôle – avoir une belle femme, comme on a une belle voiture.
La dichotomie entre les univers masculin et féminin, la manière dont Moshé Mizrahi imbrique le politique et le sexe, le genre et l’argent, pourraient sembler trop daté, trop 1971, mais le film échappe au démonstratif par le brio de ses dialogues, l’incomparable malice de ses deux géniales actrices, et surtout son humour, constant, dans sa manière de jouer avec la caricature et le renversement des stéréotypes.
Film de son temps, Les Stances à Sophie ne fut pas vu : il ne resta que trois semaines à l’affiche avant de sombrer dans l’oubli, entre autres à cause de la faillite de sa société de production. Film d’aujourd’hui, il mérite amplement d’être redécouvert.
Ariel Schweitzer CAHIERS DU CINÉMA / SEPTEMBRE 2015