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Royaume-Uni : pourquoi Jeremy Corbyn a séduit les Travaillistes

Publié le 12 septembre 2015 par Blanchemanche
#JeremyCorbyn #partitravailliste #RoyaumeUni
L'AUTEURRomaric GodinRomaric Godin@RomaricGodin

Le député d'Islington North pourrait remporter la course électorale interne pour diriger le parti travailliste, malgré la résistance des cadres du parti. Un phénomène qui traduit la crise du blairisme.

Le Républicain Jeremy Corbyn va-t-il devenir le chef de l'opposition de Sa Majesté ?
Le Républicain Jeremy Corbyn devient chef de l'opposition de Sa Majesté ? (Crédits : Reuters)
Le parti travailliste britannique s'apprête à vivre un tremblement de terre. Depuis lundi, 600.000 sympathisants du Labour sont appelés à élire leur nouveau dirigeant pour remplacer Ed Milliband, qui avait démissionné après la défaite aux élections générales de mai dernier. Et l'issue de ce vote qui sera connue samedi devrait, sauf surprise, déboucher sur l'élection d'un outsider : Jeremy Corbyn, député d'Islington North, banlieue nord de Londres, et représentant de l'aile gauche du parti.

Enthousiasme

Certes, rien n'est encore inscrit dans le marbre, mais les signes ne trompent pas. Un sondage Yougov le donnait à 53 % des intentions de vote en août. Bien sûr, cette enquête est sujette à bien des cautions compte tenu du caractère mouvant de la base électorale. En revanche, il est des signes qui ne trompent pas. Depuis que la figure de cet homme de 66 ans a commencé à émerger comme favori dans les médias, le Labour a vu une accélération des inscriptions à 3 livres nécessaires pour participer au vote. Et ses réunions électorales font salle comble.

Député depuis 1983, opposé en 2003 à la guerre

Qui est Jeremy Corbyn ? Député sans cesse réélu depuis 1983, il est longtemps demeuré dans l'indifférence où a longtemps végété la gauche du Labour. A 66 ans, son principal coup d'éclat a été d'avoir mené la campagne contre l'entrée du Royaume-Uni dans la guerre d'Irak en 2003. Il a été le seul député travailliste à voter contre la décision de Tony Blair. Lorsqu'il a fallu trouver un candidat pour la gauche du parti ce printemps, Jeremy Corbyn a été proposé par l'éternel candidat de cette tendance, John McDonnell. Mais il ne disposait pas des parrainages des 35 députés travaillistes nécessaires pour se présenter. Seuls 22 des 272 élus du parti le soutenaient. Il a fallu une campagne sur les réseaux sociaux pour arracher les signatures.

Comment Corbyn a séduit les sympathisants du Labour

Jeremy Corbyn a rapidement séduit une grande partie de l'électorat déçu par le blairisme et l'obsession de la victoire au « centre » des dirigeants précédents du Labour. Son succès a été particulièrement fort chez les jeunes et dans les syndicats. Pourtant, Jeremy Corbyn, surnommé « Jez » n'a guère un aspect de rhéteur ou de « jeune premier » à la Tsipras. Avec son éternelle chemise beige, sa barbe grise et son verbe posé, il joue surtout sur sa simplicité qui tranche avec le reste de la classe politique britannique.Mais c'est aussi sur son programme, notamment économique, que Jeremy Corbyn a progressé dans l'opinion des sympathisants du Labour. Ce programme a été largement caricaturé au Royaume-Uni et à l'étranger où on y a vu un programme du « vieux Labour » déconnecté des besoins de l'économie et de la société britannique et bien peu sérieux. Il est vrai que le centre-gauche s'est étranglé en apprenant qu'en mars, dans une chronique dans le journal de gauche Morning Star, Jeremy Corbyn avait défendu le « manifeste britannique de 1983 » comme « hautement adapté aujourd'hui pour faire face à la crise bancaire et financière qui a frappé les plus pauvres au Royaume-Uni et en Europe. »

Epouvantail

Le « manifeste de 1983 » est un épouvantail pour le « new Labour », ce programme très keynésien promettait de rompre avec la politique de Margaret Thatcher, mais il avait provoqué la scission du Labour. La droite du parti avait fondé un « parti social-démocrate » qui finira par s'allier avec les Libéraux pour former le parti libéral-démocrate en 1992. Le Labour avait alors, lors des élections de 1983, subi une rude défaite avec seulement 209 élus, le plus faible nombre de l'après-guerre. Depuis le « manifeste de 1983 » est devenu synonyme de défaite pour les cadres travaillistes et cela a soutenu le recentrage du parti qui a fini par triompher en 1997 avec Tony Blair.

Démagogue ?

Mais si Jeremy Corbyn rejette le « blairisme », il n'en est pas pour autant le « populiste démagogue aux vieilles recettes » décrit un peu partout. Comment appeler démagogue en effet un homme qui prend à rebours la société anglaise (plus que britannique) d'aujourd'hui en réclamant la renationalisation des chemins de fer ou la création d'un service national de l'éducation sur le modèle du NHS, le service de la santé ?

Réponse à de vraies inquiétudes

Ce qui est vrai, c'est que Jeremy Corbyn répond par certaines de ses demandes à une demande d'une partie de la société anglaise, la plus fragilisée par la réduction des services sociaux menés par la politique de David Cameron et par la nature de la reprise britannique. La faiblesse de la croissance des salaires, la disparition des services publics locaux et la hausse des prix de l'immobilier ont touché certaines couches de la population britannique qui se sont détournées du Labour lors du scrutin de mai 2015. Jeremy Corbyn sait parler à ces catégories. Lorsqu'il évoque le « nettoyage social » provoqué par la hausse des loyers et qu'il en propose le contrôle, il frappe juste et met l'accent sur une bulle immobilière qui demeure un vrai problème pour les classes moyennes. Lorsqu'il propose de reconstruire les services publics, il frappe juste auprès de ceux qui ont vu le désinvestissement de l'Etat depuis cinq ans. Lorsqu'il parle d'augmenter les taxes sur les hauts salaires et d'instaurer un « salaire maximum », il frappe juste auprès de ceux qui ont subi la déflation salariale au pays de la City.

Un projet économique absurde ?

Surtout, le projet économique de Jeremy Corbyn est loin d'être entièrement déconnecté de la situation économique britannique. Loin de rejeter la consolidation budgétaire dans un pays soumis à un déficit de près de 5 % du PIB, le candidat à la direction du Labour s'engage à le réduire, mais, à la différence des grands partis lors de la campagne électorale, il refuse de se donner une date précise. Les dates, souvent fictives, sont en réalité des prétextes pour pratiquer des coupes aveugles ou inutiles. Jeremy Corbyn préfère renforcer d'abord l'économie pour ensuite réduire le déficit. Ce choix n'est pas si stupide, puisque même l'administration de David Cameron avait en 2012 réduit l'austérité devant l'incapacité et le danger de remplir ses objectifs définis en 2010. Fixer une date pour l'équilibre budgétaire est plutôt un exercice assez populiste répondant à une demande médiatique.

Mettre fin à la concurrence fiscale

Par ailleurs, un point intéressant du programme de Jeremy Corbyn réside dans sa volonté de réduire la dépendance britannique de la concurrence fiscale. Il entend ainsi réduire les avantages fiscaux pour les entreprises et les exemptions fiscales pour les riches étrangers. Ce projet - qui avait été évoqué par Ed Miliband durant la campagne électorale - fait dresser les cheveux sur la tête de la presse conservatrice. Mais en réalité, il est la réponse à un vrai problème mis en avant, notamment par une étude de Natixis du 8 avril : le Royaume-Uni agit comme un « paradis fiscal », il doit pratiquer une austérité excessive qui pèse sur les salaires et la productivité pour financer des exemptions fiscales qui profitent, en fait, peu à son économie. D'où une fuite en avant : toujours plus d'exemptions fiscales pour tenter de financer une économie qui n'en profite guère. « C'est une stratégie adaptée à un petit pays, pas à un pays comme le Royaume-Uni », conclut la note. De fait, le déficit courant britannique est un des plus élevé d'Europe avec près de 5,5 % du PIB et les exemptions fiscales coûteraient 70 milliards de livres au pays. L'idée de Jeremy Corbyn est donc pertinente.

Redynamiser le tissu industriel

De même, le candidat du Labour prétend accélérer l'investissement par la création d'une banque nationale d'investissement, mais aussi par la mise en place d'un assouplissement monétaire (QE) centré sur l'investissement dans l'économie réelle. Il s'agit de corriger les effets du QE de la Banque d'Angleterre qui a beaucoup alimenté la bulle immobilière, mais aussi d'engager un processus de réindustrialisation qui est la clé pour combler les déficits budgétaire et courant du pays. L'investissement dans le logement sera aussi un moyen de faire baisser la pression immobilière très forte en Angleterre.Le projet de Jeremy Corbyn est cohérent : il entend construire une autre forme de compétitivité, plus « qualitative », de rééquilibrer l'effort fiscal et de se donner les moyens de reconstruire des services publics de qualité. On est, en réalité, assez loin du gentil clown à vélo voulant jeter l'argent par les fenêtres et, du reste, quelques économistes ont approuvé son programme.

Révolte attendue des cadres du parti

Ceci ne sera cependant pas suffisant pour le réconcilier avec les cadres du parti qui, déjà, préparent leur riposte à une élection de « Jez. » Selon la presse britannique, les députés travaillistes redoutent plus que tout cette élection du « gauchiste » Jeremy Corbyn. Ils entendent donc l'isoler au sein du parti, notamment en réintroduisant l'élection par les députés du « cabinet de l'ombre », le gouvernement de l'opposition que dirigera l'heureux élu de samedi, devenu candidat officiel du Labour au 10 Downing Street. Ce serait un moyen de rééquilibrer le discours du parti et d'empêcher Jeremy Corbyn de prendre le contrôle du parti lors du prochain congrès. Très clairement, l'idée est de rendre sa vie de leader impossible pour le pousser à la démission. Déjà, un député prévient dans le Guardian qu'en cas de défaite aux élections locales de mai, Jeremy Corbyn devra démissionner. C'est dire si, avant même d'être élu, ce dernier devra compter avec un parti hostile. Face à lui, la majorité des cadres du Labour sont prêts à s'allier avec les Conservateurs, l'UKIP et les Libéraux-démocrates pour le critiquer ...

Un « inévitable crash électoral » ?

Mais Jeremy Corbyn voue-t-il son parti au « crash » comme la presse britannique, du Guardian au Telegraph, semble l'assurer ? Est-ce un « mauvais choix » dirigé par une minorité active contre la majorité des électeurs du Labour ? Rien n'est en réalité moins sûr. L'analyse traditionnelle des élections de mai 2015 est que c'est la « gauchisation » du discours d'Ed Miliband qui a conduit à sa « défaite. » Or, cette analyse est trop superficielle.Certes, les travaillistes ont, en mai, perdu 26 sièges, mais ils ont gagné 1,5 point de pourcentage à 30,4 % des voix. A l'inverse, les Conservateurs n'ont progressé que de 0,8 point à 36,9 % des voix. La progression du Labour a été insuffisante et son score a été décevant au regard des prévisions des sondages, mais il n'y a pas eu de « sanction » populaire d'un discours de gauche du parti travailliste. Bien au contraire. Car, dans la conservatrice Angleterre, la progression du Labour est de 3,6 points à 31,6 % et de 15 sièges. Elle est insuffisante, mais les Conservateurs ont moins progressé aussi en Angeleterre (+1,4 % à 41 %). Bref, la défaite du Labour est moins grave en 2015 que lorsque la campagne a été menée par le blairiste Gordon Brown en 2010.

Les raisons de la défaite du Labour : l'Ecosse

En réalité, la défaite du Labour s'est jouée sur deux points, plutôt encourageant pour Jeremy Corbyn. Le premier et le plus important, c'est l'Ecosse. En Ecosse, jadis fief du Labour, les indépendantistes du SNP ont fait presque carton plein et ont pris 40 sièges aux Travaillistes. Autrement dit, si le Labour avait maintenu ses positions en Ecosse, il aurait gagné 19 sièges à Westminster. Or, une des raisons de cette défaite, c'est le rejet écossais de l'austérité que le SNP a exploité, en rejetant le « centrisme » du Labour. C'est aussi la nature très arrogante de la campagne travailliste menée par Gordon Brown dans une unité parfaite avec les partis de centre et de droite lors du référendum sur l'indépendance de l'Ecosse le 18 septembre 2014. Ce n'est donc pas parce qu'il était « trop à gauche » que le Labour a perdu en Ecosse.

Les raisons de la défaite du Labour : les Verts

Dans le reste du pays, un des phénomènes centraux a été la progression des Verts, sur un discours assez proche de celui de Jeremy Corbyn. Le Green Party a réussi à progresser de 2,8 points à 3,8 %. Plus de 1,15 millions de voix qui ont coûté cher au Labour dans le système britannique du système uninominal à un tour. Par exemple, une des défaites les plus symboliques du Labour, dans la circonscription de Morley & Outwood, près de Leeds, le « chancelier de l'échiquier de l'ombre », Ed Balls, un blairiste proche de Gordon Brown. Ed Balls, parfaitement « centriste » a été battu par un conservateur d'une courte tête (0,9 % des voix), alors que le candidat vert a obtenu 2,6 %. Bref, c'est bien son centrisme qui a coûté à Ed Balls son poste à Westminster. Détail piquant : Ed Balls est l'époux d'une adversaire de Jeremy Corbyn, la députée Yvette Cooper...

Un phénomène européen

Bref, là encore, « l'épouvantail » Corbyn est clairement exagéré. En réalité, ce phénomène n'est qu'une preuve de plus de l'effet politique des politiques d'austérité. Partout a surgi une vague de défiance vis-à-vis des structures politiques traditionnelles. Et la recherche de solutions alternatives. On retrouve ce phénomène en Irlande, en Espagne, en Italie, en France, en Grèce, aux Pays-Bas ou en Slovénie. Le Royaume-Uni n'y a pas échappé : la progression en mai de l'UKIP, des Verts et du SNP en est la preuve. Le phénomène atteint à présent le cœur du Labour. Il y a fort à parier qu'un bras de fer s'engage dans le parti pour en expulser ce « corps étranger », à l'image de ce qui s'est passé en Grèce durant le premier semestre. Mais il n'est pas sûr que le Labour gagne beaucoup à maintenir un positionnement de faible différenciation des Tories qui ne séduit plus guère, ni à gauche, ni au centre.

Par Romaric Godin  |  08/09/2015http://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/royaume-uni-pourquoi-jeremy-corbyn-a-seduit-les-travaillistes-503499.html

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corbynMembre du parlement pour Islington-North, une circonscription du grand Londres, Jeremy Corbyn n’avait pratiquement rien pour déchaîner la vague militante qui a vu plus de 12 000 volontaires rejoindre son équipe de campagne. Il faut dire que cet habitué des combats de gauche est presque parti à reculons dans la campagne pour le leadership du Labour. Après l’échec de ses collègues de la gauche travailliste lors des précédents exercices, notamment celui de 2010 qui s’est soldé par la victoire d’Ed Miliband face à son blairiste de frère David, Corbyn a relevé le gant par devoir. À 66 ans, l’essentiel de sa carrière est derrière lui, marquée par les combats contre la guerre du Viêtnam, pour la paix en Irlande du Nord, contre l’Apartheid, pour l’organisation des travailleurs en Jamaïque où il sert pendant deux ans… « Il n’y a pas un pays où je sois allé dans lequel je n’ai pas été arrêté au moins une fois », plaisante cet intime de Tony Benn, figure tutélaire de la gauche travailliste aujourd’hui décédée. Mais le principal fait d’armes de cet homme discret jusqu’à l’effacement reste d’avoir, par le biais de la Stop the War Coalition dont il est président depuis sa fondation, rassemblé deux millions de personnes à Londres en 2003 contre la guerre en Irak, dans laquelle son camarade de parti et Premier ministre, Tony Blair, a cru devoir impliquer la Grande-Bretagne. Bien qu’élu à la Chambre des Communes depuis 1983, Corbyn présente donc un profil nouveau, pour le grand public et les militants travaillistes. Il n’est pas passé par Oxbridge (contraction d’Oxford et Cambridge, le nec plus ultra de l’enseignement supérieur britannique). Il ne porte pas de cravate. Il est plus proche des syndicalistes et des activistes de terrain que de l’establishment du Labour, un parti dont il a enfreint les consignes de vote à plus de 500 reprises depuis 1997…
« "Il n’y a pas un pays où je sois allé dans lequel je n’ai pas été arrêté au moins une fois", plaisante Corbyn. »
Sa dernière prise de distance avec la position officiel du Parliamentary Labour Party (le Parti travailliste parlementaire – une des trois composantes du Labour avec les syndicats affiliés et les adhérents directs) remonte au mois de juillet. Lors de la présentation du premier budget conservateur de la nouvelle mandature, Corbyn refuse de s’abstenir sur les coupes dans l’action sociale présentées par le ministre des Finances – et véritable idéologue du parti Tory – George Osborne. C’est pourtant ce que prône Harriet Harman, chef du groupe parlementaire et chef du parti par intérim depuis la démission d’Ed Miliband, au lendemain de la défaite électorale enregistrée par les travaillistes le 7 mai 2015. En décidant de voter contre les mesures du gouvernement Cameron, Corbyn tire ses propres leçons du résultat des élections générales. Contrairement aux blairistes, minoritaires en termes de voix mais très présents au sein du shadow cabinet (le cabinet fantôme qui réunit les potentiels ministres si le parti d’opposition arrivait au pouvoir), il estime qu’Ed Miliband n’a pas perdu parce que « son programme était trop à gauche » et « pas assez crédible sur les questions économiques ». A contrario, il prend acte du hold-up électoral opéré par le Scottish National Party, qui s’adjuge 56 des 59 circonscriptions en Écosse, ancien bastion travailliste, avec une campagne anti-austérité. Corbyn comprend aussi ce qu’il se passe quand, à peine un mois et demi après la victoire de David Cameron, plus de 250 000 personnes manifestent contre l’austérité à Londres. Pour la gauche du Labour, c’est l’absence de clarté du Parti travailliste sur la question de l’austérité qui est, entre autres, à l’origine de la défaite électorale. L’autre élément majeur étant l’éloignement des travaillistes vis-à-vis de la classe ouvrière.C’est sur ces deux points que Corbyn va mener sa campagne, pour ouvrir le débat qui, selon lui, n’a pas lieu dans le parti, tant les blairistes donnent encore le ton. Bien que leur poids parmi les adhérents diminue au fil des ans, la droite travailliste a encore du poids dans l’appareil. Et dispose des moyens financiers que lui alloue le think tank Progress, véritable parti dans le parti. C’est peu de dire que, dans ce cadre, Jeremy Corbyn partait avec des handicaps lourds face à ses trois concurrents : Andy Burnham, candidat de centre-gauche héritier d’Ed Miliband ;Yvette Cooper, candidate de centre-droite pour le clan Gordon Brown, du nom de l’ex-rival de Tony Blair ; Liz Kendall, favorite du clan blairiste. Mais ces désavantages sont devenus, au fil d’une campagne de terrain, nourrie de dizaines de meetings et savamment relayée sur les réseaux sociaux, autant d’atouts pour celui qui est passé du stade de candidat par devoir à favori des bookmakers en un mois à peine. Aux antipodes du tribun charismatique, le MP [member of parliament, député] pour Islington-North a su trouver les mots pour réveiller le peuple de gauche britannique. Dans cette primaire inédite en Grande-Bretagne (c’est la première fois que le Labour vote sur le principe un adhérent une voix), il s’adjuge d’abord le soutien de la moitié des syndicats affiliés au Parti travailliste, dont les deux plus importants du pays : Unité et Unisson. Créé par le Trade Union Congress (la confédération syndicale britannique) pour se doter d’une représentation parlementaire, le Labour est encore statutairement financé par les syndicats. Leurs adhérents ont donc la possibilité de devenir membres du Parti travailliste. Entre le début et la fin de la campagne officielle, près de 200 000 syndiqués vont rejoindre le Labour. De la même manière, plus de 140 000 personnes vont se faire enregistrer comme supporteurs, ce qui leur permet, moyennant une participation de trois livres, de participer à l’élection du prochain leader. Enfin, les adhérents directs sont passés de 195 000 à 299 000 à la clôture des adhésions le 12 août dernier. Tous les observateurs s’accordent sur un constat : la campagne et le discours de Corbyn ont joué un rôle moteur dans ce mouvement d’adhésion de masse au Parti travailliste, lequel retrouve son niveau d’adhérents des années 1970…
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Tony Blair (DR).
Ce faisant, la campagne Corbyn a planté le dernier clou dans le cercueil du blairisme. « Battling Tony » voulait un parti de professionnels, tout entier tourné vers la conquête du pouvoir. En ouvrant les vannes de l’espoir, le vieux socialiste a redonné aux militants, aux bénévoles, aux activistes toute leur place, au détriment de l’appareil. Dans toutes les circonscriptions, des jeunes gens goûtent la joie du premier engagement tandis que des vieux de la vieille, qui avaient quitté le Labour après la guerre en Irak, reviennent prendre du service. Des militants syndicaux de premier ordre, qui avaient choisi de rallier l’une des innombrables chapelles qui morcellent la gauche radicale britannique, renouent avec le Labour. Un Labour qui se souvient, enfin, de ses racines ouvrières, de son ancrage socialiste, qui se décline jusque dans les églises anglicanes… comme ce dimanche 6 septembre où Corbyn rassemble plus de 1 500 personnes dans et dehors l’édifice religieux de la vieille Cambridge pour une des plus importantes réunions que la gauche ait organisée dans la ville universitaire depuis des décennies. Un succès qui sanctionne à la fois les orientations politiques du candidat mais aussi sa manière de faire. Il a fait très fort en assurant que les adhérents du Labour auront désormais une voie prépondérante dans l’élaboration du programme politique du parti. C’était jusqu’alors la chasse gardée du leader et du Parliamentary Labour party.
« La campagne Corbyn a planté le dernier clou dans le cercueil du blairisme. Un Labour qui se souvient, enfin, de ses racines ouvrières, de son ancrage socialiste, qui se décline jusque dans les églises anglicanes… »
Au vu de ces éléments, même la droite travailliste le reconnaît, le Labour ne sera plus jamais comme avant. Que Corbyn gagne ou non, il a déjà imposé son style et son agenda politique. Ses propositions de renationalisation du réseau ferroviaire et de l’énergie ont été reprises par Andy Burnham. La candidate blairiste, Liz Kendall, est très largement distancée. Et seule Yvette Cooper s’oppose vivement à un Corbyn qui propose de faire fonctionner la planche à billets pour relancer l’économie, sur un mode très inspiré des théories de Keynes. Mais là encore, le candidat de la gauche est devenu central dans le débat politique. La nature de l’attaque menée par Cooper témoigne aussi de l’échec des procès instruits successivement en inéligibilité (« on ne peut pas gagner à gauche ») puis en antisémitisme (Corbyn est connu pour ses positions pro-palestiniennes). C’est comme si, à quelques jours de l’annonce des résultats, l’establishment du Labour party avait finir par se résigner à l’inéluctable. Chuka Umunna, MP [député] blairiste qui avait déclaré pendant un temps qu’il refuserait de servir dans un shadow cabinet dirigé par Corbyn, a admis finalement qu’il travaillerait avec le leader élu, quel qu’il soit. De son côté, « Jez », comme ses soutiens l’appellent affectueusement, a multiplié les gestes d’apaisement envers les ténors travaillistes. Il n’est guère que la presse orientée à droite pour continuer à titrer sur une potentielle victoire au finish d’Yvette Cooper. Un bookmaker et non des moindres, Paddy Powers, a décidé de payer les paris donnant Corbyn gagnant à la mi-août, y compris pour des sommes à six chiffres.Si les échos de terrain venaient à se confirmer, la victoire de Corbyn serait un « séisme politique », selon les termes du politologue Philippe Marlière. Et pas qu’en Grande-Bretagne. Deuxième parti social-démocrate en Europe derrière le SPD Allemand, le Labour dispose d’un rayonnement bien plus important que son homologue germanique. Il faut écouter Pablo Iglesias, leader de Podemos, qui saluait la percée de Corbyn pour se rendre compte de l’électrochoc que constituerait son élection, sur la base d’un programme réformiste et anti-austérité, dans le paysage social-démocrate européen converti aux thèses blairistes. En Europe, la gauche qui gagne, ces dernières années, c’est celle qui s’oppose à l’agenda austéritaire de la Commission européenne et de la Banque centrale ; c’est celle qui propose des pistes alternatives pour la croissance au service du bien commun. C’est ainsi que Syriza a pu gagner en Grèce, c’est ainsi que Podemos a remporté les élections municipales en Espagne. Il faut relire le livre de Jean-Numa Ducange, Philippe Marlière et Louis Weber, La Gauche radicale en Europe, pour mesurer ce qui bouge à l’échelle du continent. La lecture de cet ouvrage nous rappelle où se situent les dynamiques politiques et met en lumière comment la victoire de Corbyn pourrait contribuer au renouvellement profond de la gauche européenne. Parce que, comme à plusieurs reprises déjà, la gauche britannique a un rôle majeur à jouer en la matière.

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