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Raymond Carver, Beginners VS. Guy de Maupassant, Les soeurs Rondoli

Par Ellettres @Ellettres

Pour pimenter un peu mon programme de lectures, j’ai lu en parallèle deux maîtres de la nouvelle, l’un américain, l’autre français, l’un « prolo » du XXe siècle, l’autre aristocrate du XIXe. Bref, la seule chose qu’ils aient en commun est leur talent pour écrire ce genre de récits courts, stylisés, dont la fin est généralement inattendue, j’ai nommé la nouvelle.

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Avec Carver, on entre dans le monde de l’Amérique blanche pavillonnaire des années 1980, avec ses hommes qui tondent la pelouse et boivent des bières ensemble, ses femmes qui lavent la vaisselle ou préparent l’anniversaire de leurs enfants, et leur fondamentale inaptitude à communiquer.

Carver est réputé pour la concision de ses nouvelles, mais cette impression est partiellement fausse. En effet, le recueil Beginners (Débutants) est la réédition de ses textes publiés dans What We Talk About When We Talk About Love qui avaient été sabrés par l’éditeur (jusqu’à 80% parfois !) D’où des nouvelles qui peuvent se révéler assez longues finalement.

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Avec Maupassant, on est projeté dans le Paris boulevardier des années 1880, avec ses cocottes, ses étudiants, ses dandys jouisseurs – même s’il lui arrive de faire des incursions dans sa Normandie rurale natale. Les hommes et les femmes s’affrontent, jouent ensemble, se tuent ou se réconcilient sur un coin d’oreiller. Un tout autre monde que celui de Carver !

Pour les comparer, j’utiliserai plusieurs critères : intrigue, style, vision du monde, qualité de la chute. Mais il va sans dire qu’il serait stupide de ma part de chercher à démontrer la supériorité de l’un sur l’autre ! Chacun a son génie propre.

Au point de vue de l’intrigue, Carver révèle sa (post-)modernité vis-à-vis de Maupassant. Chez Carver, les personnages agissent sans vraiment connaître le sens de leurs actions, d’où un sentiment déroutant : on ne sait jamais à quoi s’attendre avec eux. Aussi bien, ils quittent leurs conjoints, se suicident ou se rendorment à ses côtés après avoir pesé le pour et le contre de la séparation. Aussi bien ils tabassent ou ouvrent leur cœur au boulanger (dans « A small, good thing », l’une des nouvelles les plus déchirantes). Dans certaines nouvelles, on ne sait même pas du tout ce que les personnages ont en tête mais la situation est étrange en elle-même : comme dans « Why don’t you dance ? » où un homme vend tous ses meubles étalés dans son jardin côté rue, et accueille un jeune couple d’acheteurs comme s’il était dans son salon avec ses invités.

« That morning she pours Teacher’s scotch over my belly and licks it off. In the afternoon she tries to jump out the window. » (ainsi commence « Gazebo »).

Maupassant de son côté déroule ses intrigues comme une partition de musique classique : chaque personnage est bien identifié, et le narrateur précise le sens de leurs actions dans le chassé-croisé harmonieux des intérêts. Ce qui n’empêche pas d’être surpris par certains retournements ! Je pense notamment au réjouissant « La patronne », petit chef-d’oeuvre d’espièglerie.

Question style, chacun est délectable. Carver avec son absence affichée de style : ses phrases neutres, indicatives, concernant uniquement des actions ou des dialogues, qui prennent d’autant plus d’intensité. Il faut prêter attention à chaque phrase, car la plus petite inflexion peut indiquer un changement dramatique.

Maupassant, ah Maupassant, c’est tout simplement un plaisir de se replonger dans cette belle langue raffinée et légère « qui coule de source ». Mais aussi, comme il arrive bien à rendre la langue patoisante des paysans normands ! (Enfin, je le crois sur parole, étant trop jeune pour avoir entendu du patois !) Je ne peux m’empêcher de vous livrer cette délicieuse ode au plumard, au pieu, au lit quoi, qui raviront tous les couche-tôt (ou lève-tard, c’est selon) :

« Je tiens à mon lit plus qu’à tout. Il est le sanctuaire de la vie. On lui livre nue sa chair fatiguée pour qu’il la ranime et la repose dans la blancheur des draps et dans la chaleur des duvets. C’est là que nous trouvons les plus douces heures de l’existence, les heures d’amour et de sommeil. Le lit est sacré. Il doit être respecté, vénéré par nous, et aimé comme ce que nous avons de meilleur et de plus doux sur la terre. » (p. 10).

La vision du monde est quelque peu différente, évidemment, selon l’époque et le lieu d’où parlent nos deux auteurs. Elle est plutôt pessimiste-mélancolique chez Carver, esthète-hédoniste-ironique, voire franchement comique, chez Maupassant. Chez Carver, tous les personnages semblent impuissants à conjurer le sort. Chez Maupassant, ils arrivent à le retourner en leur faveur. Carver aime les looseurs de la classe moyenne blancheceux qui boivent trop et n’arrivent pas à coller aux standards dans une Amérique moderne fantomatique et impersonnelle, avec ses injonctions à la prospérité matérielle, au bonheur et au succès. Maupassant s’intéresse aux figures pleines de pittoresque qui en disent long sur la nature humaine. Mais ils se rejoignent tous les deux sur la fragilité des liens du mariage ou du couple. Pas très joyeux ! Mais les plus grands écrivains sont ceux qui appuient là où ça fait mal.

« ...nothing will ever really be any different. I believe that. We have made our decisions, our lives have been set in motion, and they will go on and on until they stop. But if that is true, what then? I mean, what if you believe that, but you keep it covered up, until one day something happens that should change somehing, but then you see nothing is going to change after all. What then? Meanwhile, the people around you continue to talk and act as if you were the same person as yesterday, or last night, or five minutes before, but you are really undergoing a crisis, your heart feels damaged… » (dans « So much water so close of the home », p. 122, Vintage Books).

Concernant les chutes, eh bien, je n’en dirai rien, vu que ce sont des chutes et qu’elles doivent préserver leur mystère ! Non, je blague. Les chutes, chez Maupassant, me font souvent sourire ou ricaner. Tout est si bien calculé ! La nature humaine est tellement truculente avec lui ! Ah cet aubergiste du « petit fût » ou cette Mme Luneau pas bien lunée !

Chez Carver, elles ouvrent sur autre chose, sur un point d’interrogation, sur un vide que le lecteur doit remplir avec son imagination. Que se passe-t-il après que le photographe ait appuyé sur le bouton de son appareil photo ? Le photographié saute-t-il ? Se tue-t-il du coup ? Je vous livre mes questions concernant la nouvelle « Viewfinder », mais il y en a plein d’autres comme ça. Cette nouvelle est d’ailleurs le symbole de toutes les autres : un monde où les personnages se balancent sur une ligne de crête, où les décisions qu’ils prennent ne sont pas réfléchies mais sortent du néant de l’inconscient et peuvent basculer dans l’horreur sans crier gare (comme dans l’effrayante et hyper maîtrisée « Tell the women we’re going », ou comment un barbare peut se cacher derrière les traits d’un homme ordinaire).

Conclusion : rien ne vaut la lecture des nouvelles pour se prendre un bon bain de littérature astringente ! Le seul problème, c’est qu’on quitte trop vite leurs personnages et qu’il faut sans cesse se réhabituer à d’autres (d’où l’adaptabilité des nouvelles aux transports : on risque moins de couper une scène passionnante quand le métro arrive à destination…).

Mois américain
Ce billet est ma 4e participation au mois américain, pour Raymond Carver of course.

Raymond Carver, Beginners VS. Guy de Maupassant, Les soeurs Rondoli

Mais à la suite de la lecture de Maupassant, j’ai aussi décidé de m’inscrire au challenge « Un classique par mois » de Stephie pour revenir aux sources ;)


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