Magazine Société

Tous les lointains sont bleus, de Daniel de Roulet

Publié le 25 septembre 2015 par Francisrichard @francisrichard
Tous les lointains sont bleus, de Daniel de Roulet

En juin 2002, Daniel de Roulet décide d'aller de Milan à Rome à pied, si possible. Quand il quitte l'Emilie (il vient de passer la nuit dans un refuge au bord du Lago Santo, un petit lac de montagne), pour arriver en Toscane, il écrit:

Au nord, les montagnes étaient vertes, celles de Toscane sont bleues à l'infini. Léonard de Vinci les avait déjà décrites, notant dans son carnet de croquis: "Tous les lointains sont bleus." D'un bleu soutenu, presque noir. Ensuite de plus en plus estompé jusque tout là-bas, dans la brume, où je crois deviner la mer.

Ce périple italien fait l'objet d'une des vingt-neuf chroniques, que l'auteur a rassemblées en recueil dans l'ordre chronologique et qu'il a écrites de 1975 à 2011. Le titre, qui ouvre des horizons, est donc tiré d'une note prise par cet homme d'esprit universel que fut Léonard, né à Vinci, en république florentine.

Les chroniques de Tous les lointains sont bleus sont des notes que Roulet rédige quand il voyage, pour s'assurer contre l'oubli. Il éprouve alors en effet le besoin de se raconter une histoire, qu'il ne veut pas perdre et où il est question de rencontres, de lieux ou de sens au-delà du simple déplacement.

Daniel de Roulet a beaucoup voyagé, en Europe, en Afrique, en Asie, en Amérique. A chaque déplacement il observe avec acuité les êtres et les choses. Et, s'il a des convictions, dont il ne fait pas mystère, il est cependant d'une telle honnêteté intellectuelle que le lecteur peut se faire en le lisant une opinion par lui-même.

Ainsi, par exemple, ce qu'il dit, en juillet 1979, de la dictature sandiniste, en laquelle il voit la possibilité d'un autre monde, ne serait-ce que temporairement, n'incline pas à penser qu'elle soit meilleure que celle de Somoza qu'elle a mise à bas, parce que c'est de toute façon une dictature impitoyable pour ceux qui s'y opposent.

Ainsi, dans sa chronique d'avril 2003 sur l'Asie du sud-est, son identification de la mondialisation à une soumission idéologique à l'économie à laquelle il oppose la mondialité qui serait vision d'un monde qu'on peut fréquenter en parlant un anglais dégagé de son histoire impériale apparaît-elle comme une simplification sémantique conformiste (le mondialisme et l'alter-mondialisme sont bien, a contrario, des idéologies). 

S'il fallait distinguer des chroniques parmi toutes celles du recueil, il faudrait peut-être retenir celles où l'auteur fait preuve d'humour (qui peut être grinçant), telle que celle écrite à Brighton en mai 1998 où no smoking ne veut pas dire que le smoking est interdit, ou d'autodérision, telle que celle écrite à Paris en novembre 1993 où il expose le projet de vie dont il a rêvé à quinze ans.

Il faudrait peut-être aussi retenir les chroniques où il apprend des choses au lecteur telle que celle sur l'Île de Jura écrite en juillet 2002, où il révèle le lieu insolite que George Orwell choisit pour écrire 1984, ou celle sur la Kolyma écrite en juillet 2011, qui est un véritable reportage sur les camps soviétiques décrits par Varlam Chalamov dans ses récits de zek.

Daniel de Roulet écrit une lettre de Londres en août 1998 au rédacteur en chef de la NZZNeue Zürcher Zeitung. Dans cette lettre, pour son hospitalité, il remercie ce dernier, avec lequel il est rarement d'accord, et lui rapporte l'entretien qu'il a eu avec un journaliste allemand s'étonnant qu'un subversif comme lui soit reçu à Londres par la Fondation Landis et Gyr qu'il préside. A ce journaliste il a en effet expliqué:

Chez nous, le consensus mou, qui nous a servi de credo pendant cinquante ans, conserve à l'affrontement de classe un côté nonchalant qui n'est pas sans charme. Nous vivons côte à côte comme au temps de la soupe au lait de Kappel que nos ancêtres se partageaient après la bataille dans les guerres de religion. Parfois même, nous oublions de nous détester, de peur que notre destin nous renvoie dos à dos.

Le rédacteur lui fait cette réponse: Cher Monsieur, c'est un plaisir pour moi de constater que nous n'avons pas les mêmes idées. Et c'est le privilège de la tradition libérale bien comprise que de pouvoir être généreux même avec ceux dont on ne partage pas les vues... Bien à vous.

Un trublion libéral n'a pas besoin d'être généreux avec un subversif. Il sait apprécier ses arguments même s'il n'y souscrit pas, a fortiori quand ce subversif les expose honnêtement, intelligemment et avec... talent. Ce n'est pas alors un plaisir d'être en désaccord avec lui, c'est un enrichissement. Et le plaisir se trouve non pas dans la différence elle-même mais dans l'agrément qu'il peut retirer à la lire et à la découvrir chez lui.

Francis Richard

Tous les lointains sont bleus, Daniel de Roulet, 256 pages, Phébus

Livre précédent:

Tu n'as rien vu à Fukushima, chez Buchet-Chastel (2011)


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Francisrichard 12008 partages Voir son profil
Voir son blog

Magazine