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Sartre et Camus, le choc des titans

Publié le 13 octobre 2015 par Les Lettres Françaises

sartre 2Superbement présenté par Arlette Elkaïm-Sartre, ce quatrième volume de 1964 de la série des Situations de Sartre – commencée après la Seconde Guerre mondiale, Situations I. Essais critiques, en 1947, et achevée quatre ans après sa mort, Situations X. Politique et autobiographie, en 1976 – s’ouvre par un passionnant texte de Sartre, « L’Artiste et sa conscience », consacré à la musique, en particulier à la musique dodécaphonique, système sériel des douze sons inventé par Arnold Schönberg. Après le jazz et Chopin, Sartre s’intéresse en effet à la musique atonale et dodécaphonique. Lié au chef d’orchestre et compositeur René Leibowitz, introducteur en France de la musique sérielle, Sartre lui consacre cet article en 1950 et pose ici le débat sur l’art et la politique. Le musicien exprime-t-il les contradictions de son temps ? Si « la musique est un art non signifiant », comment éviter l’abstraction et le formalisme ? « Bref, la musique moderne exige une élite et les masses travailleuses exigent une musique. Comment résoudre ce conflit ? » S’il est sensible aux questions esthétiques, Sartre manifeste surtout, par son compagnonnage avec le Parti Communiste français, le souci de faire advenir un progrès décisif en faveur du monde ouvrier, comme l’illustrent ses textes « Sommes-nous en démocratie ? » et « Les communistes et la paix ».

sartre
L’engagement de Sartre dans la vie politique se fait donc de plus en plus précis, et sa position prorévolutionnaire se retrouve au cœur d’un des plus célèbres textes de ce volume des Situations IV, sa « Réponse à Albert Camus ». Sartre et Camus se sont rencontrés en juin 1943, au Théâtre de la Cité, lors de la générale de la première grande pièce de Sartre, les Mouches, montée par Charles Dullin. La poignée de main fut franche entre els deux hommes qui se lient rapidement, comme l’évoque dans ses mémoires Simone de Beauvoir. Sartre demande même à Camus de mettre en scène sa pièce Huis Clos et de jouer Garcin, le rôle principal. Pourtant, les deux amis portent un regard différent sur le monde : sentiment de l’absurde pour Camus contre sens du tragique chez Sartre. Même leur théâtre s’oppose : Sartre vise davantage la fonction cathartique de la scène, qui libère les passions, quand Camus privilégie la leçon et l’intention didactique. Et le désaccord éclate à l’automne 1951, lorsque Camus publie l’Homme révolté, qui oppose à la révolution violente la révolte morale, la maîtrise et l’éloge de la mesure. C’est le choc des titans. Dans les Temps modernes, en mai 1952, Francis Jeanson écrit sur le livre un article virulent, « Albert Camus ou l’âme révoltée », qui dénonce « l’humanisme vague » et le « refus de l’histoire ». Blessé, Camus ; proteste le 30 juin 1952 par une lettre à « Monsieur le directeur », car Sartre est, selon lui, solidaire de Jeanson : « Mon livre ne nie pas l’histoire mais critique seulement l’attitude qui vise à faire de l’historie un absolu », se défend Camus, qui conclut : « Je n’ai lu ni générosité ni loyauté à mon égard, mais le refus de toute discussion. » A son tour, Sartre répond en août dans les Temps modernes. Sa lettre, reproduite au cœur du quatrième volume des Situations, commence avec ironie par « Mon cher Camus ». A la lucidité de Camus sur l’histoire, Sartre invoque l’exigence de radicalité et le refus du compromis. Deux philosophies s’opposent, une pensée de l’individu (Camus) contre le sens du collectif (Sartre). L’historie a-t-elle un sens, une direction et une finalité ? Etre dans l’histoire, c’est lutter pour un projet : « Les hommes sont engagés dans des projets à court terme éclairés par des espoirs lointains », écrit Sartre dans sa « Réponse à Albert Camus ». L’homme découvre ses valeurs dans l’action : « On ne discutera pas s’il y a ou non des valeurs transcendantales à l’Histoire : on remarquera simplement que, s’il y en a, elles se manifestent à travers des actions humaines qui sont par définition historiques. »

Rejeté par une partie des intellectuels français, comme l’illustre les roman les Mandarins (1954) de Simone de Beauvoir, qui prend ses distances avec lui, Albert Camus, déçu de son ami, note dans ses carnets : « Sartre ou la nostalgie de l’idylle universelle. » Le 22 février 1952, Camus et Sartre sont ensemble une dernière fois, salle Wagram à Paris, pour protester contre la condamnation à mort de syndicalistes espagnols par le régime franquiste. A propos de Camus, « on s’amusait bien ensemble », reconnaît-il finalement au soir de sa vie.

Aliocha Wald Lasowski

Situations, IV. Avril 1950- avril 1953, de Jean-Paul Sartre, nouvelle édition revue et augmentée par Arlette Elkaïm-Sartre. Éditions Gallimard, 450 p., 29,50 euros.



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