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Le terrorisme menace la democratie tunisienne

Publié le 16 octobre 2015 par Laurentarturduplessis

Le Quartet tunisien prix Nobel de la Paix

Une vive crainte de voir le processus démocratique tunisien naufrager : voilà ce que signifie l’attribution du Prix Nobel de la paix 2015 à un « Quartet » d’organisations démocratiques tunisiennes. L’entité lauréate est constituée de deux syndicats – l’Union générale du travail tunisien (UGTT), représentant les salariés, et l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA), qui est patronale – ainsi que de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) et de l’Ordre national des avocats. Ces quatre organisations ont joué un rôle capital dans le sauvetage de la « Révolution de jasmin », unique survivante du Printemps arabe.

Quand les islamistes étaient au pouvoir

C’est celle-là qui inaugura celui-ci en 2011. Dans un premier temps, elle déboucha sur un cauchemar islamiste. Le 23 octobre 2011, la première élection démocratique de l’histoire de la Tunisie, consacrée à la désignation des membres de l’Assemblée nationale constituante (ANC) sous l’emprise du parti Ennahda (Mouvement de la Renaissance), émanation des Frères musulmans, et des salafistes. Hamadi Jebali, Premier ministre (c’était alors la fonction gouvernementale dominante) issu d’Ennahda, forma un gouvernement de coalition (la Troïka) avec deux formations laïques : le Congrès pour la République (CPR) – dont le chef, Moncef Marzouki, devint président de la Tunisie -, et Ettakatol. Ennahda était maître de ce gouvernement. Ceci dans la patrie d’Habib Bourguiba, fondateur de l’État laïc…
Ennahda exerça le pouvoir avec une grande bienveillance pour les salafistes, les laissant menacer et agresser les universitaires laïcs, les artistes « blasphémateurs », les vendeurs d’alcool, les tenanciers de boîtes de nuit, les femmes « impudiques »… Le 14 septembre 2012, le ministère de l’Intérieur, aux mains d’Ennahda, attendit plusieurs heures avant de donner l’ordre aux forces de sécurité de disperser une foule déchaînée d’islamistes radicaux prenant d’assaut l’ambassade des États-Unis à Tunis. Le chef d’Ennahda, Rached Ghannouchi, s’attendrissait sur les exactions des nervis salafistes : « Ce sont nos enfants », disait-il.
Le 6 février 2013, ces « enfants » assassinèrent Chokri Belaïd, personnalité d’opposition laïque très en vue, membre de l’Ordre national des avocats de Tunisie. « Ministère de l’Intérieur, ministère terroriste ! », scandèrent des manifestants après l’annonce de la mort de Belaïd. Le 25 juillet de la même année, un autre opposant renommé, Mohamed Brahmi, président du Courant populaire, fut assassiné à son tour. Un djihadiste franco-tunisien, Boubaker Al Hakim, dit Habou Mouqatel, se réclamant de l’État islamique (EI), a revendiqué par vidéo ces deux meurtres.

La démocratie par Le Dialogue national

Alors, surmontant leurs dissensions, l’UTICA et l’UGTT, auxquelles se joignirent la LTDH et l’Ordre des avocats, lancèrent « le Dialogue national » pour faire aboutir la démocratisation tunisienne. Il en résulta une feuille de route exigeant le départ de la troïka gouvernementale issue des élections de la Constituante, l’instauration d’un exécutif de technocrates et l’organisation d’élections législatives et présidentielle. La pression émanant du Dialogue national, les manifestations de rue de l’opposition et le précédent de la reprise du pouvoir par l’armée en Égypte (qui a destitué le président islamiste Mohamed Morsi), intimidèrent Ennahda qui lâcha du lest : le 26 janvier 2014, trois ans après la Révolution de jasmin, l’ANC – pourtant dominée par les islamistes – se résolut à voter une constitution laïque. Puis le mouvement laïc Nidaa Tounès domina les législatives du 26 octobre 2014 avec 85 sièges contre 69 pour Ennahda, et forma avec ce dernier un gouvernement de coalition. Il s’ensuivit l’élection présidentielle du 23 novembre 2014, qui a porté à la présidence de la République (transformée en clé de voûte par la nouvelle constitution) un ancien ministre de Ben Ali, Beli Caïd Essebsi.

Le terrorisme sabote l’économie tunisienne

Qu’à cela ne tienne ! Les salafistes s’emploient à contourner par la violence ce (relatif) échec électoral de l’islamisme radical. Ils mènent une guérilla contre l’armée dans les monts Chambi, au centre ouest de la Tunisie. Ils contrôlent plusieurs camps d’entraînement dans le pays. Et surtout, ils torpillent l’économie tunisienne par de sanglants attentats. Ceux du musée du Bardo le 18 mars 2015 (24 morts dont 21 touristes étrangers), et de Souss le 26 juin (39 morts dont 38 étrangers) ont porté le coup de grâce à une industrie touristique déjà minée par le climat d’insécurité ayant résulté de la chute de Ben Ali. Cette industrie représentait près d’un cinquième du PIB tunisien. La croissance économique de l’année 2015 n’atteindra pas le 1% initialement annoncé officiellement tandis que 46,9% des diplômés ne trouvent pas de travail. D’abord issus pour la plupart du groupe Okba Ibn-Naffa, émanant d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) qui opérait surtout à partir de l’Algérie, les salafistes tunisiens se rallient progressivement à l’EI en pleine expansion dans la Libye voisine qui leur sert de base arrière principale. Ils savent qu’un effondrement économique rabattrait en nombre vers les rangs djihadistes une jeunesse privée de tout débouché économique. Les lauréats du Quartet le savent aussi. Le 16 octobre, du Centre de conférences de Deauville, Wided Bouchamaoui, président de l’UTICA et brillante femme d’affaires, déclara : « Nous avons besoin de relancer l’économie. Nous avons besoin de partenaires, que nous serons heureux d’accueillir en Tunisie. Nous avons besoin des investisseurs étrangers, de nos amis. » Cet appel aux investisseurs étrangers, les autres membres du Quartet, et l’ensemble des décideurs tunisiens le lancent également avec insistance.
Hélas, l’horizon économique tunisien est bien sombre. Faire revenir les touristes et attirer les investisseurs étrangers semble une gageure après le traumatisme des attentats de cette année. Certes, pour les rassurer, l’effort sécuritaire est en voie d’intensification, grâce à la loi antiterroriste votée en juillet, au quadruplement de l’aide militaire française annoncé le 5 octobre par Jean-Yves Le Drian, le ministre de la Défense (10 millions d’euros par an en 2016 et 2017 contre 2,5 millions actuellement), et au doublement de l’aide militaire américaine en 2016 (99 millions de dollars, soit 88,5 millions d’euros, au lieu de 40 millions de dollars, soit 35 millions d’euros, de 2011 à 2014). Cela suffira-t-il à déjouer toutes les tentatives d’attentats à venir dans un pays qui détient le plus haut pourcentage de ressortissants faisant le djihad au Proche-Orient – 3000 sur 10 millions d’habitants ? Et qui est bordé par le chaudron djihadiste libyen irradiant vers la bande sahélo-saharienne et l’Afrique sub-saharienne et menaçant à terme toute l’Afrique du Nord ?

L’économie mondiale : de moins en moins porteuse

L’évolution de la situation économique tunisienne influera de façon déterminante sur les rapports de force entre les tenants d’une démocratie laïque et apaisée et les fanatiques du djihad. Les décideurs du pays doivent relever un incommensurable défi : au-delà des efforts sécuritaires, redonner une belle santé génératrice de plein emploi à leur économie en nageant à contre-courant de l’économie mondiale en plein ralentissement.
L’intervention massive des États et des banques centrales a jugulé la crise de 2008 déclenchée par l’éclatement de la bulle immobilière américaine. Mais ces gigantesques injections de liquidités irriguent peu les économies réelles occidentales. La croissance en Europe de l’Ouest, peu dynamisée par les injections de liquidités de la Banque centrale européenne (BCE) et la baisse de l’euro et du pétrole, est attendue à 1,5% pour l’année 2015. Les injections massives de liquidités ont principalement regonflé des bulles spéculatives qui finiront par éclater sans que les États surendettés soient à même, cette fois-ci, d’éteindre l’incendie. Le moteur américain regagne des tours, mais à un niveau décevant par rapport aux gigantesques mesures de relance budgétaires, et monétaire (trois quantitative easing – QE – de la Banque centrale -Fed) mises en œuvre après la crise de 2008. La croissance du PIB était de 2,4% en 2014.
Ces dernières années, l’opinion dominante voyait dans les pays émergents du BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) les nouveaux moteurs de la croissance mondiale. Leur masse est devenue impressionnante : 50% du PIB mondial. Le plus important d’entre eux, la Chine, représente 13% du PIB mondial. Mais voilà, sitôt la crise grecque (provisoirement) jugulée, la tempête financière s’est portée sur la Chine, deuxième économie mondiale, première en termes de parité de pouvoir d’achat (elle a dépassé celle des États-Unis l’année dernière selon ce critère). En cette année 2015, les mauvaises nouvelles arrivent de Chine en avalanche.
Après la récession de 2009, la Chine avait mis en œuvre un plan de relance de près de 800 milliards de dollars. Il avait largement profité aux pays fortement exportateurs de matières premières (Russie, Australie, Brésil, Argentine, pétromonarchies du Golfe…) et de machines-outils et autres produits industriels (Allemagne, Japon). La Chine apparaissait comme la locomotive de l’économie mondiale.
Mais une bulle immobilière représentant 15% du PIB s’était formée en Chine. Au premier trimestre 2015, elle a éclaté, appauvrissant les classes moyennes chinoises en plein essor.
Pour surmonter la crise immobilière et la faiblesse des rendements obligataires, les épargnants chinois, encouragés par leur gouvernement, se sont portés vers les marchés boursiers. Il en résulta une bulle boursière qui atteignit son plus haut niveau en juin dernier. En juillet, l’indice Shangaï Composite perdit brutalement 30% de sa valeur (au moins 1000 milliards d’euros de capitalisation boursière), saccageant l’épargne de 100 millions d’actionnaires individuels chinois, qui détiennent 80% de la capitalisation boursière (au lieu de 10% pour les épargnants à la Bourse de Paris). Le krach boursier chinois se propagea aux places financières du reste de l’Asie, des États-Unis et de l’Europe.
La consommation intérieure chinoise tant espérée pour relayer celle, plus ou moins anémiée, de l’Occident, n’est pas au rendez-vous. Les hausses de salaires (+10% en 2014) profitent beaucoup plus à l’épargne qu’à la consommation intérieure tout en augmentant les coûts de production, ce qui incite des entreprises occidentales à déménager leur production vers d’autres pays aux devises plus faibles comme le Bangladesh, le Cambodge, le Vietnam.
Désormais il faut s’attendre à la survenue d’une crise bancaire chinoise. Au cours de ces derniers mois, la Banque centrale – appelée Banque populaire chinoise (BPC) – a intensifié sa politique de prêts aux entreprises et aux particuliers, au point que le montant des prêts qui ne pourront jamais être remboursés a dépassé les 1000 milliards de yuans (140 milliards d’euros). À quoi il faut ajouter les prêts du shadow banking, ce système financier parallèle et opaque qui a largement contribué au financement de la croissance chinoise, mais dont les ratios de solvabilité sont inférieurs à ceux des banques traditionnelles. Cette situation va inexorablement déboucher sur un gigantesque krach bancaire chinois.
Bien qu’encensée naguère comme la locomotive de l’économie mondiale, la Chine n’a pas cessé de dépendre de la consommation occidentale, qui ne s’est jamais vraiment remise de la crise de 2008. Les exportations de la Chine sont en train de ralentir malgré les dévaluations successives du yuan. La plupart des économistes évaluent la croissance du PIB à 4% pour 2015, au lieu des 7% officiellement proclamés par Pékin. Et encore… Patrick Artus, directeur de la recherche et des études chez Natixis, prévoit 2% seulement. Pékin a l’habitude de travestir ses performances économiques. Ainsi, chaque année, les chiffres de la consommation d’énergie en Chine correspondent à une croissance du PIB moindre que celle officiellement annoncée. Les statistiques du commerce extérieur au départ de Chine sont supérieures à celles enregistrées à destination.
La crise financière de la Chine risque de l’entraîner dans une crise politique, facteur supplémentaire d’instabilité financière.
Le ralentissement de la croissance de l’économie chinoise diminue ses besoins en matières premières, donc le volume et le prix de celles que lui vendent les autres pays du BRICS, notamment le Brésil et la Russie, et d’autres pays fournisseurs comme l’Australie. Elle réduit aussi sa demande en biens industriels (machines-outils, automobiles), ce qui freine les exportations allemandes et japonaises. Elle inquiète les Bourses. Le spectre d’une déflation généralisée se profile. Le cercle vicieux d’une récession mondiale s’amorce.
La crise financière chinoise pourrait donc frapper l’Occident. Le sauvetage des banques réalisé par les États en 2008 ne pourrait être réédité, parce que la plupart sont surendettés.

Dans un tel contexte, le redressement économique de la Tunisie s’annonce problématique. C’est susceptible de mettre en péril la démocratie laïque qu’elle est parvenue à instaurer en surmontant de terribles obstacles. Le déferlement de la misère pourrait ternir le prestige de ce système politique et ouvrir les portes du pouvoir à l’islamisme radical substitué à une voie économique obstruée. Cet islamisme de gouvernement n’aurait rien d’autre à proposer qu’une fuite en avant dans une surenchère djihadiste dirigée contre les « mécréants » de l’intérieur et de l’étranger. Ce phénomène compensatoire serait le fait de beaucoup d’autres pays s’ils devenaient eux aussi la proie d’une crise économique aiguë.



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