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“Si je t’oublie Jérusalem”… Youssef Ziedan et le voyage nocturne de Mahomet

Publié le 29 décembre 2015 par Gonzo
buraq_colMahomet chevauchant Buraq (on notera au passage la représentation, nullement caricaturale, du prophète de l’islam).

Spécialiste de la culture islamique classique, un sujet sur lequel il a écrit des dizaines de livres fort savants, Youssef Ziedan est entré en fanfare dans le monde des grands romanciers arabes lorsqu’il a reçu, en 2009, le Booker Prize pour la fiction. On le récompensait alors pour un texte intitulé en arabe Azazel (عزازيل, un des noms du diable), texte qui a connu pas moins de 17 traductions. Un peu à la manière d’Umberto Eco dans Le Nom de la rose, ce roman historique, très classique dans sa facture, revient sur le passé tumultueux de l’Église chrétienne. Un passé qui, avant ce roman, n’était connu que par quelques rares spécialistes, à savoir celui de l’Église d’Orient au Ve siècle, à une époque où cette Église était déchirée par différents courants qualifiés d’hérétiques, notamment celui du nestorianisme (pour simplifier, le fait que coexistent en Jésus-Christ deux personnes, l’une humaine, et l’autre divine).

Bien entendu, ce retour au passé religieux de la région est une façon, pour cet intellectuel égyptien né en 1958, de parler du temps présent, et des malheurs qui s’abattent sur les sociétés arabes du fait d’un fanatisme religieux impensable il y a encore quelques décennies. En empruntant les voies de la fiction, son objectif est de quitter le cercle restreint des spécialistes pour s’adresser à un autre public, bien plus vaste, celui des amateurs de romans. Dans une œuvre qui comporte aujourd’hui une dizaine de titres entre romans et recueils de nouvelles, ainsi que dans ses nombreuses interventions dans la vie publique, dans les médias ou encore sur Internet (notamment à travers une page Facebook aussi active que suivie), Youssef Ziedan adresse en définitive à ses lecteur un seul et unique message : contre les dérives de l’extrémisme, en particulier religieux, le regard de l’historien offre un puissant remède, capable d’apporter un peu de raison en déconstruisant les récits mythiques sur lesquels s’appuient les différents fanatismes.

À l’en croire, Youssef Ziedan s’est promis, quand il avait tout juste vingt ans, de changer le visage de la culture arabe en combattant toutes les idées reçues. Et dans une région où les mythes religieux continuent à imprégner bien des esprits, il va de soi que ses choix intellectuels lui valent quelques soucis. Toutes croyances confondues d’ailleurs, car le prix décerné à Azazel a suscité en son temps les très violentes critiques de l’Église copte, furieuse de voir rappelées certaines pages particulièrement sombres de son histoire.

Aujourd’hui, cependant, c’est du côté des milieux musulmans que surgissent les protestations. Il ne s’agit plus, comme en 2013, de savoir si Youssef Ziedan est coupable, ou non, d’« irrespect pour les religions révélées » (ازدراء الاديان السماوية), un délit que l’on trouve dans le code pénal égyptien (mais aussi dans celui de l’Arabie saoudite, du Koweït ou du Soudan). L’Académie des recherches islamiques (مجمع البحوث الاسلامبة) avait alors rédigé un rapport contre l’universitaire lequel, fort du soutien international dû à sa célébrité littéraire, avait fait front en invoquant le droit aux libertés individuelles, et notamment à la liberté d’opinion, entérinés quelques mois plus tard dans la Constitution égyptienne de janvier 2014.

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Les problèmes auxquels se trouve confronté Youssef Ziedan aujourd’hui sont apparus à la suite de ses déclarations à propos du dôme du Rocher à Jérusalem, un des symboles les plus « sacrés » de la religiosité musulmane, un symbole doté, par ailleurs, d’une très forte charge politique en tant qu’icône de la lutte des Palestiniens, des Arabes et des musulmans plus largement, contre l’occupation israélienne. En effet, c’est une véritable tempête de commentaires qu’ont soulevée ses propos, à la fin du moins de novembre dernier, sur Al-Qahira al-yom, une chaîne égyptienne privée. Pour certains, l’historien des religions devenu romancier à succès a outrepassé en cette occasion les bornes de l’admissible et lancé un véritable « défi à Dieu » en mettant en cause la version traditionnelle des exégètes musulmans. Pour ces derniers, le voyage nocturne du prophète Mahomet, son ascencion et son retour sur terre sur le dos de Bouraq, un coursier fantastique venu du paradis, constituent un miracle à prendre au pied de la lettre, un voyage « physique et bien réel » ainsi qu’on l’explique dans cet article.

À la suite d’autres intellectuels (voir par exemple ici), Youssef Ziedan considère au contraire qu’il faut interpréter ce récit différemment. À ses yeux, il convient plus généralement de débarrasser la religion de ces mythes inutiles en privilégiant une lecture rationnelle du fait religieux. L’historien rappelle ainsi que la mosquée Al-Aqsa (المسجد الأقصى ) vénérée dans la tradition pourrait fort bien se trouver en réalité en Arabie, à proximité de La Mecque (ce qui rend le voyage nocturne beaucoup moins spectaculaire). Après bien d’autres historiens , il rappelle que l’appellation d’Al-Quds (la Sainte) n’est en fait que la traduction du nom donné par les Romains au lieu où se trouvait, notamment, un temple juif (sur les différents noms de Jérusalem, article en arabe très complet).

Les historiens savent en effet, comme il est rappelé dans cet article, que ce sont les Omeyyades qui ont lancé, vers l’an 80 de l’Hégire, ce que l’on pourrait appeler « le culte de Jérusalem » en islam. Leur but était alors de se démarquer de leurs rivaux au Hedjaz, à un moment où leurs propres troupes avaient, d’ailleurs, détruit la Kaaba. Quant aux traditions musulmanes autour de la « maison sacrée » (al-bayt al-muqaddas, Jérusalem), Youssef Ziedan rappelle que leur développement ne remonte, pour l’essentiel, qu’au temps du calife Al-Ma’mun, soit au troisième siècle de l’Hégire (environ le IXsiècle selon l’ère chrétienne – sur ces questions, le lecteur francophone peut se référer notamment à un ancien article de Janine Sourdel-Thomine, « Une image musulmane de Jérusalem au XIIIsiècle, publié dans Jérusalem, Rome, Constantinople : l’image et le mythe de la ville, Daniel Poirion Ed., Presse de l’Université Paris-Sorbonne).

Très vite, nombre d’autorités religieuses ont vivement critiqué les divagations de cet historien trop rationnaliste à leur goût. Sans surprise, le mufti de Jérusalem, tout en rejetant l’idée d’hérésie, a contesté les propos de Youssef Ziedan en réaffirmant que le lieu mentionné dans le Coran pour l’ascencion miraculeuse du prophète de l’islam est bien la Jérusalem palestinienne, un fait que confirme en quelque sorte une croyance juive selon laquelle ce serait Moïse qui aurait fait ce voyage, à l’occasion duquel Dieu lui remit les tables de la loi (discussion en français ici). De son côté, une autre autorité religieuse en Palestine, cheikh ‘Akrama Sabri, a opposé à cet écrivain quasi mécréant la certitude de sa propre foi dans un dogme confirmé à ses yeux par quinze siècles de traditions. Mais sa réponse, en évoquant l’idée d’un « complot », contient aussi des éléments non plus religieux mais clairement politiques que l’on trouve exprimés de façon bien plus explicite dans d’autres réactions.

Celle de Mohamed Imara par exemple, éditorialiste fort connu en Égypte pour ses idées proches des courants religieux. Il explique ainsi à ses lecteurs que les révélations de Youssef Ziedan ne sont en fait que la reprise d’une vieille théorie mise en circulation, dès 1999, par des auteurs juifs cherchant à spolier les musulmans de leurs droits spirituels sur la ville de Jérusalem. L’auteur de Azazel a beau protester en renouvelant à chaque fois sa condamnation sans appel du sionisme, il est clair que sa lecture historique de la symbolique religieuse propre à Jérusalem dans l’imaginaire musulman équivaut, pour Imara et bien d’autres à sa suite (comme l’auteur de cet article dans le quotidien Al-araby al-jadid), à un coup de poignard dans le dos des Palestiniens en s’en prenant à la « sainteté » de leur capitale historique. Pour beaucoup de journalistes (par exemple ici), dire que la « sainte demeure » (al-bayt al-muqaddas) n’est pas celle que mentionne le Coran, c’est tout simplement « oublier Jérusalem » et la « donner aux juifs » !

Youssef Ziedan étant égyptien, inévitablement surgissent les accusations de « normalisation » (tatbî3) avec l’État hébreu qui reviennent régulièrement depuis que le pays a signé les accords de Camp David. Pire encore, Youssef Ziedan est soupçonné de revenir sur ses anciennes déclarations, à l’image des nombreux autres intellectuels de son pays, parce qu’il est « vendu au pouvoir », en l’occurrence celui du président Sissi, bourreau des Frères musulmans. Bien évidemment, on retrouve ce type d’accusation dans la presse soutenue par le Qatar (ce qui est le cas de Al-Araby al-jadid mentionné plus haut), ou sur un site tel que Rasd (voir cet article), réputé très très proche des Frères musulmans, Comme c’est de règle, ou presque, désormais, ces accusations sont relayées par des vidéos reprises en boucle sur les réseaux sociaux et, selon Youssef Ziedan, totalement sorties de leur contexte.

On n’est pas obligé d’admirer, d’un point de vue littéraire, l’œuvre de Youssef Ziedan, et moins encore d’apprécier la personnalité de cet auteur qui donne souvent l’impression d’avoir une très haute idée de sa propre personne… Mais force est de lui reconnaître un réel courage pour défendre publiquement son point de vue, en des temps où dominent plus que jamais, dans l’espace public en tout cas, les pratiques religieuses les plus irrationnelles.


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