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Lettres à Rouveyre 2/8

Par Blogegide

Dans la première lettre de réponse à Rouveyre, la défense de Valéry par Gide prend la forme d'un post-scriptum. Voilà qui demandait sans doute à être complété par cette lettre envoyée deux mois plus tard et dans laquelle, à la manière de Valéry lui-même, Gide va chercher à définir à neuf l'Art et la Poésie. Il va pour cela illustrer son propos en puisant dans le Traité des Dioscures, projet d'ouvrage sur la mythologie qu'il évoque dès les années 1900 mais qu'il ne mènera jamais à bien.
VA ANDRÉ ROUVEYRE
11 avril 1928.
Mon cher Rouveyre,
De convenables définitions préviendraient assurément bien des disputes, qui trop souvent ne portent que sur des mots. Je m'entendrais sans doute avec vous, si le même mot désignait pour vous et pour moi même chose ; commençons donc d'abord par savoir de quoi nous parlons quand nous disons : Art; de quoi, quand nous disons : Poésie. La confusion qu'il me semble que vous faites ici et que l'on fait communément à l'abri de ces deux vocables, me paraît des plus graves. Permettez-moi, pour illustrer un peu ma pensée, de recourir au mythe grec que je me proposais d'interpréter dans mon Traité des Dioscures. Ce petit livre, que je n'ai pas écrit, habite encore les limbes de mon esprit, avec maints autres beaux projets qui ne verront jamais le jour.
Les fils de Zeus que l'on nomme particulièrement les Dioscures, sont Castor et Pollux, vous le savez ; tous deux sont enfants de Léda, dont Pierre Louys [sic] écrivit l'histoire, je veux dire celle de ses amours avec le Cygne sous la forme duquel vécut et procréa Jupiter. Opposer la forme et le fond ne fut jamais le fait d'un artiste, et de Louys moins que de tout autre. Cette aventure de Léda occupait nos esprits de vingt ans. Plus érudit que moi, Louys découvrit je ne sais plus quel texte grec qui nous renseigne sur les conséquences de cette habitation divine : Léda pondit deux œufs. L'un contenait Castor ; l'autre Pollux. Mais l'un contenait aussi Clytemnestre ; d'autre, pareillement gemellé, contenait, avec Castor, Hélène1. Partant de ce renseignement, je me plus à imaginer qu'il restait à chacun des deux frères quelque chose de ce confinement, l'un avec la passion-Clytemnestre ; l'autre, avec Hélène, la beauté. J'y vis aussitôt la raison de cette immortalité partagée qui faisait l'un mourir de la vie de l'autre, et l'un l'autre se succéder ; qui faisait leurs deux astres courir immortellement l'un vers l'autre; l'un disparaître à l'horizon lorsque l'autre, à l'autre extrémité du ciel, se levait; non par fuite, mais tout au contraire, par un égal désir désespéré de se rejoindre. J'imaginais le poète-artiste, docilement soumis à leur double influence, sentir se conjuguer en lui les rayons de ces deux astres opposés.
Ce que je vous écris ici n'est qu'un très prosaïque résumé de ce que je me proposais de dire. Il m'eût plu d'établir, à la faveur de cette fable, que, s'il n'est pas œuvre de peinture, de musique ou de poésie, que n'éclaire le double rayon, sous peine de rester soit impassible et déshumanisée, soit informe, le créateur, poète, peintre ou musicien peut être plus ou moins près d'un des deux astres, jusqu'à ne plus sentir que très peu le rayonnement de l'autre. Ceux qui, comme (Goethe ou Racine, se tiennent équidistants de Pollux et de Castor sont très rares. Certains se tiennent si près de l'un des deux jumeaux, qu'ils en viennent à méconnaître l'autre et professent pour lui grand mépris, sans trop comprendre ou s'avouer qu'ils perdraient d'un coup toute valeur s'ils n'en étaient plus du tout éclairés. De là ces deux cohortes, que d'autres appelleront des « familles d'esprits ». Je ne sais trop dans laquelle me ranger; dans celle où je reconnais Apollinaire, près de Villon, de Verlaine, de Schumann, de Musset, de Heine, et de Delacroix, ou dans celle où, près de Vinci, de Poe, de Baudelaire, de Gautier, d'Ingres, de Bach, de Wagner et de Chopin (n'en déplaise à Guy de Pourtalès), vient se ranger l'admirable Paul Valéry. Je ne puis honnir les uns au nom des autres. Parmi ceux que je cite il en est de fort inégale grandeur, car vous savez que je tiens Musset et Gautier en fort piètre estime, et que j'ai peu d'amour pour l'énormité de Wagner. Les premiers sont plus poètes qu'artistes, les seconds plus artistes que poètes, et ceci, qui ne diminue ni les seconds, ni les premiers, nous devrait retenir du moins de comparer les uns aux autres. Et libre à vous de préférer Apollinaire; mais exprimer un goût particulier n'est pas faire de la critique littéraire.
Votre ami d'extrême milieu.
1. Je simplifie : la fable grecque nous enseigne que seuls Castor et Hélène étaient nés de Zeus ; les deux autres enfants, Pollux et Clytemnestre nés de Tyndare et mortels. Castor dut partager avec Pollux son immortalité. L'un sans cesse mourait aussitôt que renaissait l'autre. Il y a beaucoup à gloser là-dessus.
(André Gide, Lettres, NRF, juin 1928, p. 729-731)

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