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La mer des Ténèbres, d'Elisabeth Horem

Publié le 10 janvier 2016 par Francisrichard @francisrichard
La mer des Ténèbres, d'Elisabeth Horem

Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres.

En épitaphe à son roman, d'où le titre, Elisabeth Horem a mis ce vers tiré du Voyage de Charles Baudelaire. Il est le trait commun des trois récits de voyage qui le composent et qui se correspondent, ce qu'on ne sait qu'en lisant le troisième, même si une brève allusion est faite au premier récit dans le deuxième.

Dans le premier récit qui s'intitule "Ta langue est ta monture", un proverbe arabe (Lisânak, hisânak) qu'aime Johann Ludwig Burckhardt,(1784-1817), l'auteur raconte les voyages au Proche-Orient et en Afrique de ce voyageur singulier et solitaire, né à Lausanne, originaire de Bâle et mort au Caire.

Johann Ludwig Burckhardt est investi d'une mission d'exploration des sources du Niger par l'African Association. Sa mer des Ténèbres à lui n'est pas seulement celle que connaissent les marins de Baudelaire, mais celle métaphorique de routes terrestres tout aussi ténébreuses, qu'il parcourt souvent à pied, dans le dénuement, alors qu'il n'est pas miséreux...

Route faisant - il a appris l'arabe et se fait appeler Ibrahim -, en Syrie, en Egypte, en Nubie, au Soudan, Johann prend des notes, furtivement, pour que cela ne soit pas mal interprété. Ceux qu'ils rencontrent sont bien souvent analphabètes et sont d'autant plus soupçonneux. Il doit alors se contenter de noter des yeux et n'est pas toujours bien vu.

Sur la route de Souakin: "Tu lis l'horreur dans le regard des femmes, le dégoût pour ton teint blême, tu t'étais approché de leurs huttes, tu voulais juste leur acheter un peu de lait, un peu d'eau, et elles te chassent avec de grands gestes affolés comme un insect répugnant. Elles savent bien que c'est la maladie qui décolore la peau des Blancs, que Dieu les préserve de leur contact."

Dans le deuxième récit, qui s'intitule Les bâtisseurs et qui se passe un siècle plus tard, l'auteur raconte ce qu'il advient à deux enfants, Ben et Fanny, dont la mère, devenue veuve, a démissionné de son emploi pour ne pas céder aux avances de son chef d'atelier. Sans ressources, elle croit bon de confier provisoirement ses enfants à des religieuses.

Les conditions de vie de ces enfants sont déplorables: peurs, malnutrition, froid. Fanny redevient énurétique, on ne lave pas ses draps, on la traite de pisseuse, on lui confisque sa poupée. Ben n'est pas mieux loti, on lui tond le crâne qui se couvre de plaies, on l'oblige à boire du lait, avec sa peau, qu'il régurgite, on lui fait croire que sa mère est morte et on fait croire à sa mère qu'il est mort.

Bref, ces religieuses font tout pour rompre les liens entre les parents et leurs enfants qui leur sont confiés. Elles emploient un moyen imparable et ignoble pour les séparer définitivement. Elles les expédient dans l'hémisphère sud où, considérés comme une main d'oeuvre bon marché, ils sont employés qui dans des fermes, qui sur des chantiers, d'où le titre du récit.

Dans le troisième récit, qui s'intitule L'impossible reconstitution de l'Abbaye de Westminster, l'auteur raconte le voyage accompli par une femme, qui, considérée comme une orpheline de la même manière que les enfants du deuxième récit, a été déportée dans son enfance et qui, aujourd'hui, voyage en relisant les journaux de Johann Ludwig Burckhardt, en prenant la même direction que lui.

Cette femme voyage à bord d'un cargo, un porte-conteneurs, en Méditerranée, en Mer Rouge. Ce voyage est l'occasion pour elle d'évoquer sa famille, dont elle a surtout pris connaissance par des cartes postales, par des lettres et par des photos mises dans des cartons. Dans une boîte à biscuits elle a aussi retrouvé un puzzle, en mauvais état:

"Comment savoir si toutes les pièces y étaient, comment être sûre qu'aucune n'avait été perdue au cours des années, tombée par terre, balayée ensuite par inadvertance et jetée au feu dans la cuisinière en même temps qu'un vieux journal froissé sali par les épluchures de pommes de terre, disparaissant sans retour parmi les boules de coke incandescent et rendant à jamais impossible la reconstitution de l'Abbaye de Westminster?"

Les voyageurs de Baudelaire s'embarqueraient volontiers sur la mer des Ténèbres "avec le coeur léger d'un jeune passager". Ce n'est pas vraiment le cas ici. Et la fin du poème peut-être éclaire, si j'ose dire, le propos du roman, où la mort joue un rôle à la fois charmant et funèbre:

Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?
Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau !

Francis Richard

La mer des Ténèbres, Elisabeth Horem, 304 pages Bernard Campiche Editeur    


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