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Forces de l'ordre... social

Par Gerard

Didier Fassin, anthropologue, sociologue et médecin, professeur de sciences sociales, a mené une enquête de terrain de15 mois auprès des patrouilles de la BAC, portant sur les rapports police/public, entre 2005 et 2007. Il s’est agi de s’intéresser au quotidien de la police. « Le débat public suppose de l’information : or les informations du ministère public sont reprises telles quelles par les média ». Il fallait donc aller au-delà de la vision officielle, par une présence prolongée sur le terrain en « se fondant dans le paysage » afin d’instaurer une relation de confiance. En cela l’étude de Didier Fassin est une première : il n’existait pas d’étude ethnographique sur le sujet (seulement des enquêtes à base de questionnaires). Sa seconde demande d’étude a d’ailleurs été rejetée par le Ministère de l’Intérieur (quinquennat Sarkozy).

L’Etat d’urgence comme division de la population

« L’Etat d’urgence bénéficie dans l’opinion publique d’un soutien qui ne tient pas seulement à l’émotion suscitée par les attentats ; mais bien parce qu’il ne s’applique qu’à une partie de la population et du territoire. S’il devait peser sur tous, ce soutien ne tiendrait pas dans la durée. Cet Etat d’urgence est donc sélectif. Déjà des lieux de cultes (mosquées) ont été vandalisés par la police ».

Une situation prétexte

« Mais cette situation est antérieure aux attentats. L’expérience de certaines populations était déjà celle-là au quotidien. Ce n’est qu’une aggravation d’une situation existante. L’état de droit n’est pas respecté partout de la même façon. Les contrôles d’identité effectués habituellement ne respectent pas le code de procédure pénale. La fouille des véhicules n’est pas légale. Il faut donc entendre « zone de non droit » dans un sens différent que celui que colportent les média. L’Etat d’urgence légitime ces processus et va permettre leur pérennisation.

L’idée est donc de profiter de l’état d’urgence pour faire passer des mesures qui sinon ne passeraient pas. La quasi totalité des perquisitions ne concernent pas le terrorisme. Les attentats ont été le prétexte pour élaborer une législation qui élargit les pouvoirs de la police ».

Inefficacité, politique du chiffre et intéressement : l’organisation des dérives (pénalisation excessive des consommateurs de cannabis et des étrangers sans papier)

« Il faut distinguer ce qui relève de la sécurité publique (lutte contre la criminalité et la délinquance) de ce qui relève de l’ordre public (manifestions, rassemblements…). Si les modes d’interventions sont différents le quotidien est assez proche.

L’ennui est un élément important dans la vie quotidienne de la brigade, très loin de l’image héroïque que les policiers ont d’eux-mêmes. Les criminologues insistent peu sur cet élément important. On entre dans la police pour « arrêter les voleurs et les voyous », mais on le fait pratiquement jamais. Ce qui constitue un élément d’explication quant aux sur-réactions observées. Le policier peut être réactif, dans l’attente d’intervention (mais il faut occuper le temps entre deux missions) ou proactif (contrôle d’identité). Mais c’est l’absence d’action qui domine. En réalité il y a peu d’actes efficaces. On se rabat alors sur la lutte contre les usagers des drogues (pour les trafiquants c’est la brigade des stup) et sur le contrôle des étrangers en situation irrégulière.

Or depuis 2000 la politique du chiffre a imposé sa culture de la performance. Les objectifs sont fixés en nombre d’interpellations. Un fait nié par la hiérarchie, mais confirmé sur le terrain. Pour compenser l’impossibilité d’atteindre ces chiffres, il existe des « variables d’ajustement » : l’usager de drogue et le sans papier. On n’arrête pas le trafiquant mais le simple usager de cannabis. 9% des 18-25 ans consomment régulièrement, avec très peu de différenciation sociale ou ethno-raciale. Il n’y a donc aucune raison pour un ciblage particulier de population. Or les opérations visent les cités, jamais la sortie des facs ».

Des populations systématiquement maltraitées par la police : un racisme institutionnel

« Les policiers malmènent les populations. Les missions dans les cités sont vues par les policiers comme des raids punitifs visant à « mater les populations rebelles », comme ils disent. Les habitants sont demandeurs d’une police républicaine, mais il y a un décalage entre leurs attentes et l’intervention. Les modes d’interventions visent à endosser le rôle de justiciers dans la rue. Le policier est convaincu que les populations leur sont à la fois hostiles et complices des délinquants, avec une vision indiscriminée (« La Cité »). Il y a aussi l’idée que la justice est laxiste, que c’est donc à eux d’infliger la punition sur le terrain. Cela légitime la non proportionnalité de l’action policière. Les punitions ainsi infligées sont soit collectives, soit individuelles pour l’exemple ; on s’en prend à celui qui court le moins vite, pas nécessairement au coupable. Jusqu’en 2007 la police s’est présentée comme invincible. Mais depuis les émeutes de Villiers-le-Bel une logique de victimisation est apparue (toujours le registre de l’héroïsation). On parle de violence faite à la police quand un policier se fait malencontreusement une entorse. La manière nouvelle de communiquer est de présenter la police comme victime de « ces » populations. La notion fallacieuse de Guet-apens s’est répandue ».

Pour Didier Fassin le problème est l’instauration d’un racisme institutionnel. C’est le problème de l’institution, non de cas de dérapages isolés.

Du maintien de l’ordre à l’organisation du désordre

80% des policiers sont originaires de zones rurales ou de petites villes de province. Ils n’ont aucune familiarité avec les cités. 50% des policiers ont voté FN aux dernières élections. Dans la brigade qu’a suivie D.Fassin, un grand nombre porte des t-shirt « 732 » (Charles Martel arrête les Arabes à Poitiers en 732) et arborent la francisque (environ la moitié des effectifs).

Le constat partagé autant avec des syndicalistes policiers que des hauts fonctionnaires de l’intérieur, c’est que « la BAC apporte plus de désordre que d’ordre ». Valls lui-même confiait à Didier Fassin qu’il était conscient de cette réalité. L’éducation civique que les parents sont obligés de donner à leurs jeunes en cité consiste à leur apprendre à ne pas répondre aux provocations de la police. Les injures et humiliations sont leur lot quotidien.

Depuis dix ans il y a deux fois plus de comparutions immédiates, avec des peines beaucoup plus lourdes (Sarkozy).

- Condamnations pour consommation de cannabis : + 255%

- Condamnations pour conduite sans point sur le permis : + 400%

- Condamnations pour délits économiques et financiers : - 39%

Violences policières et impunité

Les comparutions immédiates valent des primes et indemnités pouvant aller jusqu’à 1000 euros : d’où la provocation policière. Cela est devenu un mode de rémunération, et est vécu comme tel. D’où la réécriture à charge des faits pour avoir davantage de comparution immédiate. La justice sait, elle se tait. Connivence.

Lorsque l’institution récompense un policier qui a mis en comparution immédiate un individu pour « outrage et rébellion », elle sait que cette appellation n’est là que pour masquer des provocations et des violences policières. Si elle les récompense c’est qu’elle y trouve son compte…

Les insultes et humiliations permanentes dont font l’objet les jeunes des cités montrent une impossibilité, en certains lieux de la république, d’occuper librement l’espace public.

Au-delà de violences physiques il faut parler de cette humiliation, et de cette violence psychologique. D’autant que la culture de l’impunité est considérable : 1200 innocents tués par les policiers américains tous les ans. Aux Etats-Unis dans 99% des cas d’homicide l’auteur des faits est poursuivi ; sauf dans le cas de la police, où 98% des cas d’homicide ne donnent pas lieu à poursuite. Ainsi va-t-on vers la normalisation des pratiques violentes.

Les policiers français sont peu confrontés à la peur véritable. En 15 mois Didier Fassin a vécu des situations d’excitation (héroïsation surjouée face à la mission), mais pas de peur. Il y a peu de policiers tués dans l’exercice de leur fonction : 6 par an. Les 2/3 sont causés par les accidents de la route. Les 2 tués/an le sont par des braqueurs ou des forcenés : jamais par des jeunes.

Il existe bien une instrumentalisation du sécuritaire par l’Etat comme réponse au désengagement social

« Il y a bien une instrumentalisation du sécuritaire par les plus hautes autorités de l’Etat. Cette lame de fond sécuritaire déborde les clivages politiques. Le virage a été pris par les lois Peyrefitte à la fin des années 80, mais à gauche Jospin y souscrira pleinement.

Le virage sécuritaire apparaît toujours dans un contexte d’accroissement des inégalités (Piketty). Les inégalités augmentent, l’Etat social se retire, l’Etat pénal se renforce.

La justice de la démocratie est en jeu quand on a une police qui assure le maintien de l’ordre social. Chacun doit être à sa place sans se rebeller. Au nom de l’ordre public c’est en fait l’ordre social que l’on défend, un ordre social fait d’insécurité sociale et de dégradations constantes des droits sociaux, qu’on masque par autre chose.

L’état d’esprit des citoyens est davantage à l’accoutumance qu’à la révolte, avec des effets de cliquet qui empêche tout retour en arrière. Foucault parle ainsi de « guerre civile larvée » lorsque l’on monte ainsi les catégories les unes contre les autres. Il faut considérer la situation présente, et ce vers quoi nous allons avec la réforme de la constitution, comme étant d’une extrême gravité ».



Propos recueillis le 16 janvier 2016. LDH Comité Régional Ile-de-France (Paris).


Eléments bibliographiques :


Bonelli Laurent :

L’Etat démentelé. Enquête sur une révolution silencieuse (La Découverte, 2010).

Au nom du 11 septembre : les démocraties à l’épreuve de l’antiterrorisme (La Découverte, 2008).

La France a peur. Une histoire sociale de l’insécurité (La Découverte, réédition Poche 2010).

La Machine à punir. Pratiques et discours sécuritaires (L’Esprit frappeur, 2001).

Fassin Didier :

La force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers (Seuil, 2012).

Juger, réprimer, accompagner : essai sur la morale de l’Etat (Seuil, 2013).

L’Ombre du monde. Une anthropologie de la condition carcérale (Seuil, 2015).

Mouhanna Christian :

La police contre les citoyens ? (Champs social, 2011).

Muchielli Laurent :

Violences et insécurité : fantasmes et réalités dans le débat français (La Découverte, 2001).

La frénésie sécuritaire : retour à l’ordre et nouveau contrôle social (La Découverte, 2008).

L’invention de la violence. Des peurs, des chiffres, des faits (Fayard, 2011).

Portelli Serge :

Juger (Ed.de l’Atelier, 2011).

Thorel Jérôme :

Attentifs ensemble. L’injonction au bonheur sécuritaire (La Découverte, 2013).

Wacquant Loïc :

Les Prisons de la misère (Raisons d’agir, 1999).

Parias urbains, Ghetto, banlieues (La Découverte, 2007).

Articles disponibles sur le Net :

Bonelli Laurent :

De l’usage de la violence en politique : www.cairn.info/revue-cultures-et-conflits-2011-1-page7.htm

Mouhanna Christian :

Le miracle de la sécurité vu de l’Intérieur : www.cairn.info/revue-mouements-2007-4-page-35.htm

LDH :

Le Rapport Sivens : www.ldh-France.org/rapport-commission-denquete-ldh-les-conditions-conduit-mort-remi-fraisse-sivens-octobre-2014


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