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Contribution du petit Julien (Essonne)

Publié le 12 juin 2008 par Mtislav

Pendant la nuit, le vent forcit, et comme il venait du nord il chassa la fumée vers le sud, dans la Réserve. Il l’éloigna du village de Turnbridge et du club Tamarack, la poussa dans les profondeurs des vallées boisées et sur les pentes, lui fit remonter les flancs abrupts du massif méridional du Great Range dont elle franchit les sommets avant d’atteindre les terres agricoles vallonnées et les villages où elle finit par se dissiper en brume qui s’éleva dans le ciel obscur sans avoir été repérée par aucun être humain à l’intérieur ou à l’extérieur de la Réserve, devenant ainsi une réalité connue des seuls animaux, mammifères ou oiseaux de la Réserve - les cerfs, les ours, les coyotes, les lynx et les pékans, les renards, les visons, les hirondelles, les faucons, les aigles ou les corbeaux sur les cimes rocheuses, et, sur les lacs et dans les torrents froids qui s’y déversaient, les castors et les plongeons, les oies du Canada encore là, les hérons et les grues debout dans les tourbières et dans les eaux peu profondes des sources de la Tamarack, les chouettes rentrant de leur chasse nocturne pour se percher dans les hautes branches des épicéas et des pins parmi lesquels, un couguar solitaire leva sa tête lourde de sommeil et huma la fumée que le vent apportait du Second Lac. Le grand félin quitta alors son rebord rocheux et se fraya un chemin vers le bas à travers les conifères pour atteindre la forêt de bouleaux, puis descendit encore en bondissant jusqu’aux forêts de chênes, de noyers blancs, d’érables et de peupliers qui s’étiraient à travers les basses vallées entre les montagnes de la Réserve. Tous les animaux étaient lancés dans un mouvement migratoire continu du nord vers le sud, réagissant d’instinct à l’odeur de fumée, se pliant au commandement parvenu à leur cerveau collectif qui leur enjoignait de suivre la fumée non pas vers sa source, comme le font les êtres humains, mais vers l’endroit où elle se dilue et où l’on ne peut plus la voir ni la sentir, et cela même si obéir à un tel commandement les chassait des régions sauvages où ils étaient en sécurité et les poussait vers des villages et des fermes, au-delà de la frontière méridionale de la Réserve, en des lieux habités par des êtres humains, où l’on avait abattu les forêts et tracé des routes, où survivre devenait une entreprise périlleuse pour les mammifères et les oiseaux sauvages de la Réserve, où la nourriture était rare et souvent protégée par des chiens qui aboyaient bruyamment ainsi que par des hommes et des garçons armés de fusils.” 
(La Réserve, pp.355-356, Russel Banks, traduit par Pierre Furlan).
Récemment Loïs de Murphy s’interrogeait sur certaines vertus de la traduction, ici, on est bien obligé de s’incliner devant la maestria de Pierre Furlan. Hélas, les obligations nous imposent de fuir notre inclination. Emporté par le plaisir de la lecture, on voudrait s’élancer et faire partager la délicieuse oisiveté que l’on trouve en tournant les pages. Mais l’on n’est pas critique alors on renonce car une autre course nous préoccupe. Lorsque l’inquiétude aura saisi tout un monde, l’orage s’abattra et le feu n’aura pas même le temps de prendre. C’est alors qu’un petit champignon de couche discrètement apparaîtra dans un sous-bois. Et tout le monde fondra d’admiration devant son courage. Il n’a pas fui devant le feu. Devant sa modestie : on pourrait nommer tous les grands fauves, tous les grands oiseaux, de lui on n’avait pas parlé. Il n’avait pas la vitesse, pas la force, pas l’instinct, pas l’intelligence et pourtant il était là, petit, ne gênant personne. Certes, il avait poussé au pied d’une très belle essence devenue incertaine depuis qu’on avait parlé d’un grand incendie. C’est lui qu’on voyait maintenant tapis dans la mousse et la rosée rendant brillante son petit crâne rond. Ainsi était née l’idée de faire du petit champignon un premier secrétaire.

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