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Made In France / Citizenfour – L’Ennemi Intime

Par Julien Leray @Hallu_Cine

Lorsque j’étais gamin, mes héros s’appelaient Batman et Aladdin. Le justicier ténébreux, mettant le crime au pas lorsque la police n’y est pas. Le prince des voleurs, surdoué et délicieusement moqueur.

Ça n’a depuis pas foncièrement changé. Sauf que grandir venant avec son lot (malheureux) de préjugés, j’ai malgré moi dû les laisser quelque peu de côté.

Et puis, en dépit du cynisme ambiant, l’actualité et les journaux télévisés un rien déprimants, au détour d’un tremblement de terre médiatique ayant fait grincer les dents de bien des responsables politiques, j’ai finalement (re)découvert que les héros, les vrais, existaient pour vrai.

Cette fois-ci, pas de militaires, de policiers, ou de pompiers. Non pas que leur mérite soit à négliger ou déprécier, mais leur mise en avant quotidienne, aux niveaux médiatique et politique, en plus d’être contestable d’un point de vue idéologique, a trop souvent tendance à occulter le mérite de bien d’autres, à cacher car trop critiques.

En conséquence de quoi, mes nouveaux héros à moi pourraient bien se nommer sous peu Nicolas Boukhrief et Laura Poitras.

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Ah, un réalisateur et une réalisatrice… Pas vraiment l’idée que l’on se fait du sens du devoir et du sacrifice.

Si preuve devait pourtant en être faite, leurs œuvres plaideront quoi qu’il en soit pour eux, tant Made In France et Citizenfour sont des films des plus courageux.

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Car il fallait du cran (certains diront même qu’ils sont inconscients) pour aborder de front des thématiques au coeur même des problématiques actuelles de nos sociétés, lorsque l’actualité s’avère être plus que jamais à couteaux tirés, l’émotion vive, et forcément par bien des aspects, instrumentalisée.

L’heure est à l’unité, et non à questionner. Après tout, « expliquer [..], c’est déjà vouloir un peu excuser » nous a-t-on lancé, dans une détestable Valls de logorrhées.

Pas question cependant pour Poitras et Boukhrief de se laisser intimider ou bâillonner. L’une par les autorités, l’autre par les financiers. Quoique pour le second, l’absence d’aide étatique pour mener à bien son projet Made In France ne manquera pas de poser bien des questions…

Chose que font, par ailleurs, leurs deux films à la perfection.

En s’attaquant au jihadisme islamique pour l’un, et à la surveillance de masse pour l’autre, Made In France et Citizenfour replacent le cinéma au cœur des débats, et assoient (si besoin était) encore un peu plus la légitimité du média à faire entendre sa voix.

– N’en déplaise à cette étiquette à la peau dure, voulant que le cinéma ne devrait être qu’un média sans prise de risques, et surtout de divertissement. « Sois drôle, et tais-toi » –

Car s’il est une certitude qui pourra peut-être en déranger, c’est que Citizenfour et Made In France sont deux films extrêmement politisés.

L’un à l’échelle mondiale, l’autre hexagonal (mais finalement pas que) dans sa peinture sociale.

Le plus intéressant dans cette démarche restant de ne jamais chercher coûte que coûte une quelconque objectivité. Non, Nicolas Boukhrief et Laura Poitras sont deux cinéastes aux opinions tranchées, aux idéaux affirmés, qu’ils se font forts de partager.

Sans pour autant verser dans un prosélytisme idéologique éhonté.

Aussi, le choix de Nicolas Boukhrief de porter son récit au coeur du fonctionnement d’une cellule jihadiste en train de voir le jour en banlieue parisienne n’a pas vocation à s’immiscer dans le (stérile) débat « gauche ou droite ? ». Sa manière de procéder est bien plus fine, bien plus adroite.

Au même titre que sur Le Convoyeur en son temps, Boukhrief, en filigrane d’un récit monté comme un thriller, dresse par petites touches un constat amer mais lucide sur des contradictions sociétales menant souvent à des drames qui devraient pourtant être évitables. L’appât du gain pour des convoyeurs de fonds sous-payés, aux conditions de travail précaires et très risquées. La quête de sens et l’adhésion à une cause mortifère de jeunes désoeuvrés, totalement abandonnés et négligés par une (macro et micro) société qui a beau jeu de lever le nez.

Des jeunes, des travailleurs, finalement emportés dans une spirale de violence, par embrigadement ou par assujettissement au plus offrant. Engendrant des êtres sans (réelle) foi ni loi. Une loi qui, de toutes façons, n’est pas là.

Malgré des moyens de surveillance toujours plus forts, toujours plus importants. Qu’importe le respect des libertés individuelles finalement.

Et bien que totalement banalisé depuis, ce qu’a fait Edward Snowden voilà maintenant près de trois ans, aura néanmoins permis à tout un chacun d’en être conscient. Et ce avec l’aide précieuse du journaliste Glenn Greenwald, et de… Laura Poitras, nous y voilà.

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Journaliste et documentariste de son état, cette dernière fut un beau jour de janvier 2013 contactée (grâce à un email crypté) par un dénommé « Citizenfour », affirmant détenir des informations secrètes concernant des pratiques illégales de la NSA et de diverses autres agences de renseignement américaines.

Après des mois d’échanges, Laura Poitras se décidera à rallier Hong-Kong en compagnie de Glenn Greenwald donc, ainsi que d’un journaliste du Guardian, Ewen MacAskill, afin de filmer la rencontre prévue avec « Citizenfour », couverture de celui qui s’avérera être le désormais fameux Edward Snowden susmentionné, symbole de la défense des droits et libertés pour les uns, criminel et traitre à sa patrie pour les autres.

Pendant huit jours, Laura Poitras va capturer l’envers du décor des discussions et des tractations qui déboucheront sur les révélations aux yeux du monde (dont elle sera partie active et prenante) d’un des plus gros scandale d’espionnage de l’histoire.

La plaçant ainsi dans la position ambiguë d’être juge et partie. Sans que cela ne nuise pour autant à la qualité de Citizenfour et de son récit, que ce soit dit.

Car là où l’on aurait pu facilement crier à la manipulation par l’image, à la diabolisation de la NSA et de son gouvernement, et dans le même temps, à la glorification d’un traitre aux yeux de ces derniers, Citizenfour en tire au contraire toute sa force, tant les évènements postérieurs aux faits évoqués ainsi qu’à sa sortie ciné ont en définitive conforté sa pertinence et sa validité.

Une validité qui se retrouve également dans son parti-pris de mise en scène. Monté comme un véritable film d’espionnage, Citizenfour tient en cela plus de la fiction que du documentaire brut sans réelle distanciation.

Jouant habilement avec la cadre unique ou presque du métrage – la chambre d’hôtel à Hong-Kong où tout a commencé pour Edward Snowden -, Laura Poitras réussit par ce parti-pris de mise en scène à symboliser des enjeux au demeurant mondiaux en les ramenant à échelle d’homme, d’un homme, liant par l’image et le montage le destin de ce dernier au nôtre, citoyens du monde en premier lieu touchés et concernés.

Une exploitation de l’espace et un sens du cadre renforçant par ailleurs le sentiment d’oppression ainsi que sa tangibilité, à l’instar de cette paranoïa naissante qu’ont pu éprouver les différents protagonistes de cette affaire, tout en mettant en exergue la dangerosité rampante d’une NSA omnipotente, et de fait tout puissante.

Ce que le visionnage consécutif de Made In France rend d’autant plus douloureux, tant le manque d’efficacité des services de renseignements y apparait criant. D’un côté, des moyens colossaux, liberticides et illégaux, de l’autre la mise en exergue de l’inutilité de ces derniers.

Une menace sociétale aux racines profondément sociales, dont l’appréhension et la résolution ne pourront venir d’une (vaine) violation des libertés fondamentales.

Un message à faire passer des plus essentiels, que Laura Poitras et Nicolas Boukhrief se font fort de lancer de manière universelle.

Quoi de plus normal dès lors que de représenter Edward Snowden en James Bond des temps modernes, les muscles certes moins saillants et les gadgets aux abonnés absents, mais l’esprit de rébellion et l’idéalisme salutaire en plus ? Tout comme le fait de dépeindre les jeunes jihadistes comme tout un chacun. Car ces causes ou ces problèmes, ce sont certes les leurs, mais ce sont aussi les vôtres, surtout les nôtres.

« L’autre, c’est moi ».

Une maxime que Nicolas Boukhrief ne contredira sûrement pas. Son Made In France ne dit finalement pas autre chose, notamment au regard du casting qu’il propose.

Des individus « black, blanc, beur », symboles d’une unité chantée aux lendemains de France 98… mais aussi d’une réalité nettement moins enjouée.

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Et si d’aucun pourrait évidemment trouver la ficelle grossière, le procédé n’en reste pas moins d’une très grande efficacité, tant dans sa représentation que dans son exécution. La dynamique de groupe d’emblée très bien brossée et résumée, la variété des personnages, l’identification à ces derniers en devient ainsi immédiate, étrangement familière. Créant par là-même une sensation de proximité qui ne manquera pas de déranger. Un sentiment d’inconfort latent face à des individus que l’on pourrait, vous comme moi, tout à fait côtoyer sans rien soupçonner, indétectables car parfaitement intégrés.

Là où le manque de moyens avec lequel a dû composer Boukhrief sur Made In France aurait pu porter préjudice au film (manque de variété potentiel dans les décors, les mouvements de caméra, etc), et aurait pu par la même occasion tuer dans l’oeuf tout velléité créative, le réalisateur de Gardiens de l’Ordre a au contraire réussi à retourner cette problématique à son avantage et à s’en nourrir, pour animer sa mise en scène d’un sentiment d’urgence prégnant, jouant sur des cadres resserrés, mettant d’abord et avant tout l’accent sur ses personnages filmés au plus près, exacerbant du même coup l’ambiance suffocante enveloppant le film dès ses premières minutes, pour ne plus le lâcher par la suite.

En mettant en permanence le spectateur sous pression en utilisant à dessein les outils du polar et du thriller, à la fois dans leur brutalité, leur âpreté, et leur dimension viscérale, par ailleurs sans esbroufe, de manière sèche, sans bouts de gras superficiels, Nicolas Boukhrief livre une démonstration frappante de l’impact que peut provoquer la fiction lorsqu’elle est mise au service d’une représentation fantasmée, mais documentée et enragée de la réalité.

Quand Citizenfour, lui, propose à l’inverse une réalité filmée tellement hors norme, somme de telles aberrations, que l’on en vient souvent à se demander s’il ne s’agit pas finalement d’une pure fiction. Un effet Punishment Park auquel l’on ne peut s’empêcher de penser : à ceci près que, cette fois-ci, tout est vrai…

Avec Citizenfour et Made In France, Laura Poitras et Nicolas Boukhrief prouvent ainsi par l’exemple qu’il est toujours possible de proposer un cinéma à la fois engagé et populaire, pertinent sans être arbitraire. Des professions de foi courageuses au sein d’une industrie dont peu osent déborder, qui méritent d’autant plus d’être soulignées et encouragées, d’être projetées dans les salles obscures même si les temps sont durs.

Un engagement politique et artistique que je ne trouve pas simplement admirable et beau : prendre le risque de se lancer, tout en se mettant dans une position légale (pour défendre la morale) ou financière des plus précaires, reste pour moi l’apanage des véritables héros.



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