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Pour l’amour d’un grand-père

Par Les Lettres Françaises

9782070177905FSLa grâce de ne pas être sorti de l’enfance tombe parfois sur des écrivains. Ils ont alors le ton juste pour écrire les livres que les écoliers aiment sans y être contraints et pour écrire avec naturel, émotion et humour sur leur propres premières années. Claude Gutman fait partie de cette catégorie rare. Né en 1946 en Palestine britannique, il a pour parents des Juifs polonais qui ont échappé à l’extermination nazie, mais non à la persécution, et il aurait pu rester en Israël, une fois le pays fondé, sans quitter le sol natal. Sa mère a fait ce choix d’y demeurer, après avoir abandonné son mari et s’être, disons, désintéressée de son fils, alors appelé Dany. Son père a emmené son petit garçon de l’autre côté de la Méditerranée. Et une nouvelle vie a commencé à Paris, ou plutôt à Montreuil. Nouvelle vie ? Ou vie ancienne reconstituée ? Toute la question est là.

Dany Gutman, s’il était resté en Palestine devenue Israël, après avoir subi le régime peu digeste du kibboutz (l’écrivain a la dent dure contre ce qui lui a été imposé dans sa toute petite enfance), serait devenu un écrivain en hébreu. C’est cette langue qu’il parlait dans son enfance et qu’il a oubliée. Lui ont été substitué le français et, inévitablement, le yiddish que parlait son grand-père maternel. C’est ce grand-père, le Cosaque, ce grand-père, le centre du livre et sa justification. Il réunit, dans sa personnalité attachante de boucher déclassé, toutes les contradictions affectives de son petit-fils. Il est la référence familiale privilégiée, le seul qui comprenne vraiment l’enfant, parce que, justement, personne, lui, le vieux boucher, ne le comprend. On ne comprend pas sa langue, on ne comprend pas ses souvenirs, on ne comprend pas ses liens à la Pologne et à sa culture.

Les oncles, les tantes ont avec le petit univers familial si conflictuel des relations qui n’arrangent guère Claude. Il les observe se chamailler, parfois se mépriser et se haïr, en tous les cas ne pas se comprendre. Le père de l’enfant est lui-même aimant et plutôt responsable à l’égard de son fils, mais jusqu’à un certain point, jusqu’à la limite de sa propre liberté incertaine : il veut refaire sa vie et la refait mal, avec deux femmes. Le résultat est que l’enfant est ballotté constamment. Il n’a plus de lieu, plus de langue. C’est au fond le yiddish qui serait la langue du cœur, mais c’est une langue constamment refoulée, même par ceux qui la parlent. Parce que c’est la langue de la mémoire, donc de la persécution.

Au monde yiddish quelle sera l’alternative, pour l’adolescent ? Celle du militantisme communiste ? Celle du parti ? Celle du trotskisme ? Celle de la révolte en tout cas, de la lutte contre le colonialisme, contre l’immonde guerre d’Algérie, contre les racismes en général. Mais Claude Gutman a peu de goût pour les mensonges, fussent-ils pragmatiques et recommandés par la ligne pure et dure des militants. Il opte toujours pour le distance critique et sincère, et s’aperçoit rapidement quand on le mène en bateau. Ce qui ne veut pas dire qu’il soit armé contre les illusions, les erreurs et les tromperies. Il raconte rapidement son premier mariage qui est, à travers la folie de sa femme, une sorte de prolongement du chaos de son enfance, comme s’il n’était pas parvenu de se libérer de la confusion des sentiments, qui l’a vu grandir.

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Ce n’est pas la première fois que Claude Gutman raconte des épisodes de son enfance ou se sert de la sensibilité de son enfance pour en reconstuire une autre. Dans la trilogie de La Loi du retour (La Maison vide, L’Hôtel du retour et Rue de Paris, qui viennent d’être repris en un seul volume en « Folio », n°6031) qui lui a valu un vaste public de jeunes lecteurs, il avait imaginé le destin d’en enfant qu’il n’était pas, mais qu’il aurait pu être, s’il était né avant la guerre. Dans Les Passages (Seuil, 1997) il avait puisé dans sa mémoire, mais avec une liberté qui n’était pas autobiographique, même si la thématique était sensiblement la même, mettant en miroir Israël et Paris, comme deux exils, deux vains remèdes pour une plaie inguérissable. Dans L’enfant qui m’accompagne (Seuil, 2008), il avait en revanche décrit plus précisément son arrivée en France, en 1952. Mais le personnage de son grand-père n’avait pas le rôle central. L’écrivain s’attachait plutôt à décrire sa rancœur à l’égard de sa mère et la légèreté involontaire de son père un peu paumé. Dans Un aller-retour (réédition en « Folio » d’un récit paru il y a quelques années sous le titre Pardailhan), il évoquait une lubie de son père qui avait voulu l’emmener, dans son adolescence, dans un camp utopique, sorte de kibboutz français. Il fait une rapide allusion, ici, à ce même épisode loufoque et douloureux.

Pour le portrait de son grand-père, Claude Gutman ne suit pas toujours l’ordre chronologique, il va et vient au gré de sa mémoire affective, entre l’adulte qu’il est devenu et l’enfant qu’il a été, aimé, vraiment aimé par un seul adulte. Non pas que son père et sa grand-mère ne l’aient pas aimé, mais ils le faisaient avec une maladresse que le grand-père n’avait pas. Tékiel, dit Jules, Flajzakier. Son nom même est un surnom de boucher, en allemand transformé par le yiddish (Fleisch Haker, « hacheur de viande »). Et son prénom originel est occulté. Se cacher, vivre en secret, oublier. Tout repose sur le refoulé, le non-dit, comme si la persécution, l’exil, la pauvreté et une forme inéluctable de « ghettoïsation », même après la guerre, étaient une fatalité contre laquelle il paraît insurmontable de se dresser. C’est tout cela qu’à travers son grand-père et le reste de sa famille, l’enfant regarde, écoute, enregistre pour un jour le restituer et le partager. La cellule familiale n’a jamais été reformée de façon solide et cohérente après le départ d’Israël. Demi-frères, belles-mères se succèdent, sans jamais prendre la place du foyer initial. Et celui qui devrait être le pivot réel de la famille, le grand-père, est dédaigné, en tout cas négligé par le reste de la parentèle.  Le petit-fils lui élève ce monument littéraire, à la fois discret et magnifique, fait de tendresse sans mièvrerie, d’humour corrosif, de lucidité honnête et parfois mordante, en lui rendant cette mémoire qu’il était, de toutes parts, contraint d’ensevelir, comme si c’était une honte d’avoir un passé, dans une autre langue, dans un autre pays.

René de Ceccatty

Le Cosaque de la rue garibaldi, de Claude Gutman, Gallimard, 224 p., 16,50€



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