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Le magistère intellectuel saoudien (2/2) : des voix wahhabites au Maghreb

Publié le 11 mars 2016 par Gonzo
Cheikh Muhammad al-'ArifîCheikh Muhammad al-‘Arifî

Le développement de ce que j’ai appelé dans le précédent billet le « magistère intellectuel saoudien » sur le monde arabe (et sur le monde musulman) ne peut s’analyser qu’en prenant en compte l’extraordinaire mutation du « marché des idées » dans la région arabophone. Une mutation qui a commencé à partir du dernier quart du siècle dernier – au temps de la mort de Nasser (septembre 1970) et de celle d’Oum Kalthoum (février 1975) pour retenir deux dates symboliques. Progressivement, l’ancien système intellectuel a intégré les modèles en vigueur dans les riches sociétés conservatrices du Golfe. Les valeurs défendues par des intellectuels « à la Mahfouz » pour prendre un exemple connu, celles d’une certaine conception de la modernisation défendue par les élites dominantes depuis le temps de la Renaissance arabe (la nahda du XIXe siècle), ont alors été peu à peu oubliées. Elles ont été remplacées par d’autres références, prônées (c’est le cas de le dire tant la religion est devenue omniprésente) par d’autres interprètes – ou par les mêmes, mais après leur « conversion » aux mérites de la nouvelle orthodoxie… Cette mutation profonde du paysage culturel arabe tient à un faisceau de facteurs parmi lesquels on peut citer l’abandon des politiques culturelles dans des États aux économies privatisées (pardon : « libéralisées »), ainsi que la massification du marché de la culture avec la montée en puissance de nouvelles classes sociales issues des progrès de l’éducation et de l’intensification de l’exode rural, ou encore la commercialisation des pratiques culturelles inscrites dans un système strictement marchand, soumis à l’influence toujours plus étendue des capitaux du Golfe (industries médiatiques de l’entertainment, édition et marché de l’art, prix et fondations culturelles, etc.)

Dans ce contexte, la région est aujourd’hui « unie » par un marché culturel où cohabitent des zones conservatrices et d’autres plus « libérales » (souvent du côté des formes culturelles dites « populaires » : la chanson, le feuilleton entre autres). Une nouveauté frappante est l’apparition d’un très important secteur de la consommation religieuse. Par principe gratuites autrefois, lorsqu’elles généraient un fort prestige social, les pratiques religieuses sont désormais associées à un très fort potentiel marchand. Les interventions des stars de l’islam contemporain ont ainsi un prix, et il n’est pas que symbolique. Il est vrai que les ressources tirées du marché du religieux peuvent être mises au profit d’actions pieuses, mais elles ont certainement des utilisations plus mondaines… En tout état de cause, les prêcheurs vedettes, forts de leur mission spirituelle, multiplient les prestations et voyagent beaucoup pour porter la bonne parole.

Pareils déplacements s’accompagnent d’enjeux locaux, nationaux et régionaux et même internationaux, où se croisent des intérêts politiques et économiques en tout genre. Pour ce qu’on peut en savoir, la tentative d’assassinat aux Philippines contre A’id al-Qarni (عائض القرني) évoquée la semaine dernière s’inscrit dans ce cadre, mais c’est vrai pour bien d’autres déplacements des représentants les plus célèbres de la prédication wahhabite. En témoignent ainsi, de manière moins dramatique heureusement, les mésaventures récentes au Maghreb de la star des stars de l’islam médiatique (sur les réseaux sociaux d’internet en tout cas), Muhammad Al-‘Arifi (العريفي : déjà rencontré sur CPA, ici et ).

Zone de sunnisme quasiment incontesté (surtout depuis que les populations juives ont massivement émigré ailleurs…), le Maghreb suit très majoritairement et depuis fort longtemps le rite dit « malékite ». Il était parfaitement « halal » naguère pour tous les musulmans de la région (et d’ailleurs du reste), mais il est désormais  jugé pas assez rigoureux par les partisans d’un islam aussi « pur » que possible. Chacun dans leur pays (Mauritanie, Maroc, Algérie, Tunisie, Libye) et quelquefois en bousculant les frontières comme nous le rappelle l’actualité, ces nouveaux zélotes souhaitent donc une « conversion » de leurs frères musulmans à des pratiques qu’ils jugent meilleures. Pour cela ils préconisent de suivre des règles plus authentiques (eux parlent de « retour aux bonnes pratiques »), des règles inspirées de ce qui est en général professé dans les sociétés du Golfe même si les plus extrémistes d’entre eux n’hésitent pas à les juger trop modérées en contestant l’islam du pouvoir wahhabite jugé trop officiel.

Peu médiatisé (en raison de cette myopie volontaire sur cette région du monde évoquée dans le billet la semaine dernière), le projet, avorté, d’une visite au Maroc de Muhammad al-‘Arifi en octobre dernier mérite d’être rappelé. Le prédicateur devait donner une causerie religieuse à l’invitation du Mouvement de l’Unicité et de la Réforme (MUR), considéré (comme on l’écrit dans cet article) comme « la matrice idéologique du PJD (Parti de la Justice et du Développement, celui du Premier ministre actuel, Abdelilah Benkirane). Au regard des idées pour le moins « controversées » de ce religieux (en tout cas pour une partie importante de l’opinion locale qui n’a pas hésité à lancer une pétition contre sa venue), l’illustre cheikh saoudien a fort civilement choisi d’annuler sa visite.

Même scénario ou presque il y a quelques jours en Algérie, puisque Muhammad al-‘Arifi a fait savoir, sur les réseaux sociaux, qu’il ne se rendrait pas en Algérie, en dépit de toute l’estime qu’il porte aux habitants de ce pays. Toutefois, les circonstances sont un peu plus obscures car cette annulation a été en quelque sorte « dénoncée » par la chaîne saoudienne (quasiment officielle) al-Arabiyya, laquelle a même publié un fac-similé d’une dépêche de l’Agence de presse nationale algérienne. Il y est écrit, noir sur blanc, que c’est le ministre algérien des Affaires religieuses qui s’est opposé à la venue d’« un acteur dans la subversion du système appelé printemps arabe [qui] est aussi un promoteur de propagande au profit du groupe radical de Jabhat Al-Nosra (front Al-Nosra) relevant d’El Qaida en Syrie »… Illustrant ce goût du « compromis » (wasatiyya) qu’il estime incarner, au contraire des affirmations du ministre algérien qui réclame lui aussi, pour son pays, l’adoption du « juste milieu », le cheikh saoudien aux dizaines de millions d’abonnés sur Twitter et sur Facebook est même allé jusqu’à accuser la chaîne Al-Arabiyya de mensonge, en la traitant de chaîne « hébraïsée » ! Quasiment un sacrilège quand on sait les très étroites relations de cette chaîne avec la famille Al-Saoud !

Tout cela est fort bon signe, penseront certains, et l’annulation de ces deux voyages illustre la résistance (y compris en Arabie saoudite finalement) aux idées extrémistes les plus dangereuses. On n’est pas obligé de partager un tel optimisme, en rappelant, pour commencer, qu’il y a assez peu de risques que Muhammad al-‘Arifi, quelle que soit la dureté de ses critiques, encoure dans son pays les mêmes châtiments que ceux qui sont administrés à un poète impie comme Ashraf Fayadh ou à un militant pour les droits de l’homme comme Raef Badawi… On ajoutera à cela que les récentes déconvenues de Muhammad al-‘Arifi sont liées à une conjecture très particulière, tant au Maroc où le roi est aussi « commandeur des croyants » qu’en Algérie, une des rares « républiques » qui a survécu au « Printemps arabe ». Dans l’un et l’autre cas, une partie de l’opinion, clairement gagnée aux lectures les plus conservatrices de l’islam qui se sont développées autour du wahhabisme, soumet les autorités à des pressions d’autant plus fortes qu’elles s’inscrivent dans un contexte géopolitique où les puissances du Golfe, royaume saoudien en tête, mènent le jeu (les actuelles négociations pour la direction de la Ligue arabe, sur fond de coalition militaire anti-chiite pour appeler les choses par leur nom, le disent assez).

Couverture d'un livre d'Anouar Malek sur les chiites en Algérie
Couverture d’un livre d’Anouar Malek sur les chiites en Algérie

Et puis enfin, les échecs, momentanés sans doute, de tel ou tel « gros bonnet » du message wahhabite ne doivent pas faire oublier le travail de sape, poursuivi depuis des lustres, par une armée d’« auxiliaires », bien moins célèbres mais en fin de compte bien plus efficaces. C’est leur action continue, dans tous les domaines de la vie, « du berceau à la tombe » (min al-mahad ilâ al-lahad) comme on dit en arabe, qui donne toute son importance aux interprétations les plus conservatrices de l’islam , y compris en terre de Maghreb. C’est également l’action de ces « petites mains du wahhabisme » qu’il faut analyser (et donc connaître et interpréter), si l’on veut comprendre le fonctionnement de ce « magistère intellectuel saoudien », tellement prégnant dans les sociétés arabes d’aujourd’hui.

Pour prolonger l’exemple algérien, on pourrait citer parmi, littéralement parlant, des milliers d’autres cas, celui de cet ancien officier désormais journaliste, un certain Anouar Malek (celui-là même dont une partie de la presse francophone reprend benoîtement les déclarations lorsqu’il démissionne avec fracas d’une mission d’observation de la Ligue arabe en Syrie, en 2012). Sans se lasser, il diffuse des discours de haine pour dénoncer la « menace chiite » dans son pays, une hantise assez étonnante quand on sait qu’il ne doit guère y avoir en Algérie plus de trente mille « fidèles » chiites pour une population de 40 millions d’habitants (voir cette prudente étude de l’universitaire Abdelhafidh Ghersallah).

Qu’importe les faits, Anouar Malek et ses semblables tracent obstinément leur sillon et impriment leur marque dans les esprits de leurs concitoyens, dans des sociétés de plus en plus fragilisées. Le magistère intellectuel des cheikhs saoudiens n’a pas fini de s’étendre.


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