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Georges Tarabichi (1/2) : la dernière étape d’un homme qui a vu sa patrie disparaître.

Publié le 21 mars 2016 par Gonzo

tarabichiCe n’est pas politiquement correct, mais je me risque à écrire qu’on a souvent l’impression, en France, qu’il suffit de nos jours d’être syrien « de la bonne manière » pour être immédiatement adoubé comme un « grand quelque chose » : écrivain, artiste, penseur, la liste est longue… En revanche, l’oubli est le lot des Syriens  qui ne sont pas dans la bonne ligne et qui persévèrent dans leur être, comme ils l’entendent, au mépris des modes…

On en a une nouvelle illustration avec la mort à Paris, le 16 mars dernier, d’un très grand intellectuel arabe, Georges Tarabichi. Né à Alep en 1939, il a vécu un moment à Beyrouth avant de quitter le Liban au temps de la guerre civile. Pas un média français n’a jugé bon de consacrer quelques lignes au décès de cet écrivain qui laisse derrière lui près de deux cents ouvrages, entre traductions et œuvres personnelles. Pourtant, ce ne sont pas les « spécialistes » de la Syrie qui manquent ! Mais les ouvrages de Georges Tarabichi ont un immense défaut : ils sont en arabe et s’adressent, essentiellement, aux Arabes !

Pour avoir quelque chose à dire sur « l’Orient compliqué », connaître Georges Tarabichi est pourtant loin d’être inutile comme en témoigne le parcours de cet homme qui s’est engagé très tôt dans les rangs du nationalisme arabe, puis du marxisme, avant de consacrer l’essentiel de sa vie à l’écriture : la traduction (beaucoup de philosophes et surtout l’œuvre de Sigmund Freud dont il fut un des principaux introducteurs dans le monde arabe), la critique littéraire, largement inspirée de ce qu’on appelait naguère la psychocritique, et surtout, la pensée arabe et en particulier la critique des thèses du philosophe marocain contemporain Mohamed Abed al-Jabri, « réfutation » à laquelle il a consacré près d’un quart de siècle de travail acharné.

Impliqué des années durant dans la vie de revues aussi importantes que Études arabes (دراسات عربية) ou L’Unité (الوحدة ), figure centrale de la vie intellectuelle de la région durant plus d’un demi-siècle, ce défenseur acharné de la raison critique (il fut longtemps le secrétaire-général de la Ligue des rationalistes arabes (رابطة العقلانيّين العرب) s’est éteint sur le sol français, sans le moindre salut de la prétendue « patrie des Lumières ».

En hommage à son remarquable parcours, quand bien même on ne le suivrait pas sur tout, CPA vous propose un extrait tiré d’un de ses derniers textes (si ce n’est le dernier). médailleHollandePublié un mois seulement avant sa mort et intitulé « Six étapes de ma vie » (ست محطات في حياتي), ce « testament intellectuel » se termine par un rappel du drame syrien. Georges Tarabichi s’y exprime avec une sincérité qui étonnera seulement ceux qui ne sont sensibles qu’au cliquetis des médailles sur la poitrine des grands hommes.

La sixième étape.
Les cinq premières étapes dont j’ai parlé étaient toutes des étapes qui m’ont permis d’aller de l’avant. C’est grâce à elles que j’ai écrit ce que j’ai écrit toute ma vie durant : près de 500 articles, une trentaine d’ouvrages, plus d’une centaine de traductions. En revanche, la sixième étape constitue un temps d’arrêt, un moment de silence, une paralysie totale par rapport à l’écriture : c’est l’étape de la souffrance syrienne ininterrompue depuis bientôt quatre ans, quatre années sans le moindre espoir d’une fin.
Durant ces quatre années, je n’ai pu écrire que deux articles seulement, le premier, le 21 mars 2011, au temps des premières révolutions du printemps arabe en Tunisie, en Égypte et en Libye, et le second, le 28 mai 2011, alors que la Syrie entrait à son tour dans la confusion dudit printemps.
Le premier article était intitulé « Petite histoire en marge de la grande histoire ». Par grande histoire, j’entendais les révolutions de ce printemps arabe qui semblait alors faire entrer les pays de la région dans l’ère des grandes révolutions, à l’image de ce qu’avait connu la France en 1789, divers pays européens en 1848 ou encore les pays du camp dit socialiste à la fin du XXe siècle. Quant à la petite histoire, c’était celle de mon expérience personnelle, celle de ma grande déception. En effet, comme je l’écrivais dans la conclusion de ce premier article, je me voyais davantage comme l’enfant déçu de la précédente révolution iranienne que comme l’enfant plein d’espoir des révolutions du printemps arabe en train de germer. À la fin de cet article, j’écrivais que si j’espérais quelque chose, c’était bien que mes craintes soient sans fondement et que les espoirs que portaient les révolutions arabes soient différents de ceux qu’avait portés la révolution iranienne, confisquée par les forces ralliées aux idéologies religieuses. Mon espoir, alors, c’était que le bonheur né avec ce « printemps » puisse m’accompagner durant ce qu’il me restait de temps à vivre.
Mais comme l’ont prouvé les événements qui ont suivi, mes craintes avaient tout lieu d’être. Les seules portes que le printemps arabe avait ouvertes, c’étaient celles de l’enfer et du retour au temps d’avant la modernité, une plongée dans les marais du Moyen Âge, à l’époque des invasions croisées et barbares [« hilaliennes »].
Le second article, écrit à la fin du mois de mai 2011, avait pour titre : « Le régime, de la réforme à la suppression. » Il développait l’idée selon laquelle la Syrie, avec ses religions, ses confessions et ses ethnies multiples, se trouvait à son tour aux portes de l’enfer de la guerre civile si le régime ne consentait pas à se réformer lui-même pour décider de sa propre fin. Sans cela, il ne pouvait y avoir de réforme pacifique, capable de sauver le pays du désastre. Au lieu de cela, le régime n’a même pas pris la peine de respecter ses vagues promesses de réforme. Je dois reconnaître que j’avais tort de m’entêter à faire preuve d’un minimum d’optimisme en demandant au régime de s’autodissoudre pour éviter les horreurs de la guerre civile et confessionnelle. Je n’avais pas conscience alors, c’est-à-dire durant les premières semaines du soulèvement syrien, de l’importance des acteurs étrangers, dans le domaine de l’information, dans le financement et dans l’armement [des combattants]. C’est cette intervention étrangère dont le peuple syrien, dans toutes ses composantes confessionnelles, paie le prix aujourd’hui par le sang versé, par les morts et par ces destructions sans précédent depuis les invasions mongoles. Le tout dans un contexte régional et international marqué par le conflit entre sunnites et chiites, à l’image de celui, terrible, qui déchira catholiques et protestants dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles.
Ma conclusion, ce sera d’avouer que cette paralysie de l’écriture, pour moi qui n’ai rien fait d’autre durant toute ma vie qu’écrire, c’est bien une sorte de mort. Une mort sans grande conséquence à côté de cette grande perte qu’est la disparition d’une patrie.


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