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Annie Ernaux, écriture et auto-socioanalyse

Publié le 11 avril 2016 par Fmariet

Annie Ernaux, Mémoire de fille, Paris, Gallimard, 2016, 151 p. 15 €
Annie Ernaux, écriture et auto-socioanalyse
Cet ouvrage est un travail sur la mémoire, la narration. Soixante ans après l'événement, l'auteur repasse par deux de ses années, celles, entre dix-huit et vingt ans, qui inaugurent l'entrée dans l'âge adulte, par le baccalauréat et la vie d'étudiante boursière. Autobiographie avec zooms, avant et arrière, flash-backs.
Retrouver, comprendre, assimiler. Enoncer pour dénoncer.
Le travail de mémoire est opéré au moyen de photos, de lettres retrouvées, de souvenirs plus ou moins délabrés. Annie Ernaux supplée sa mémoire en recourant à Google, au réseau social Copains d'avant, aux annuaires. Le Web est désormais un outil des écrivains, toute la mémoire de leur monde.
Comme dans la plupart de ses livres, Annie Ernaux utilise les médias pour situer la datation biographique : les films (L'année dernière à Marienbad, Les Orgueilleux, A bout de souffle, Les Amants, Hiroshima mon amour, Le repos du guerrier...), les chansons à la mode (Dalida, Gilbert Bécaud, Georges Brassens, le jazz, Billie Holiday, Edith Piaf, Paul Anka, "Only You"), les people du moment (Pelé, Charlie Gaul, Brigitte Bardot...), la presse magazine (Bonne Soirée et ses romans insérés, Lectures pour tous...). L'auteur souligne combien les feuilletons féminins de l'époque étaient bien plus réalistes, à propos de la vie des femmes, de leurs soucis et de leurs préoccupations, que la littérature noble. Pour tisser la toile de fond des souvenirs de 1958, l'information occupe peu de place : la guerre d'Algérie est à peine présente (les attentats, les appelés). La vraie vie était ailleurs !
Cette "fille" de dix-huit ans est un personnage en quête de son auteur. Le personnage discute âprement avec l'auteur, qui est la femme qu'elle est devenue (dont on peut suivre la vie de livre en livre, avortement, mort des parents, cancer du sein...). Volonté de l'auteur de récupérer le discours intérieur de son personnage, volonté d'autoanalyse, de lucidité extrême.
On retrouve dans Mémoire de fille, énoncés crûment, les thèmes de l'analyse sociale chers à Annie Ernaux, fille de petits épiciers, rescapée scolaire : la honte culturelle (le français parlé par ses parents, l'accent normand, l'aménagement de l'habitation familiale), le rôle de la modernité et des pratiques culturelles alors classantes, la mode, le tennis, les disques de Bach... Formidable psychanalyse sociale effectuée par la classe dominée et par les plus dominés de cette classe, les femmes. Ce livre s'avère un manifeste tranquillement féministe, un manifeste subjectif, ancré dans le social et le biographique : "auto-socianalyse" aurait dit Pierre Bourdieu. Mais une socianalyse que ne masque aucun concept grandiloquent, aucune euphémisation, aucun artifice narratif.
A dix-huit ans, Annie Ernaux, "la fille", se console avec les livres et la distinction culturelle. Cesar Pavese, puis Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Françoise Sagan, Albert Camus, Jacques Prévert, André Gide... années d'apprentissage littéraire.
Dès les premières lignes est énoncée l'ambition du livre : "Il y a des êtres qui sont submergés par la réalité des autres, leur façon de parler, de croiser les jambes, d'allumer une cigarette. Englués dans la présence des autres". Ainsi commence le livre : l'enfer de la domination, c'est bien les autres, ceux qui imposent l'obéissance tacite. Etre dominée, c'est tellement vouloir être comme les autres, jusqu'à l'obsession. Analyse sociale d'un "universel singulier" (Sartre à propos de Flaubert) que l'on réduit d'habitude à du psychologique, de l'émotion, du sentiment, voire de la sentimentalité.
Sur l'œuvre de Annie Ernaux, dans ce blog :
  • Annie Ernaux : réflexions faites sur l'écriture
    • Annie Ernaux, Le vrai lieu. Entretiens avec Michelle Porte, Paris, éditions Gallimard, 2014, 113 p.
  • Ethnologie littéraire de l'hypermarché
    • Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, Paris, Seuil, 2014, 72 p. 
  • D'Annie Ernaux à Aurélie Filippetti. Romans. 
    • Thomas Hunkeller, Marc-Henry Soulet, et al., Annie Ernaux. Se mettre en gage pour dire le monde, MétisPresses, Genève, 2012,  215 p.
    • Annie Ernaux, Ecrire la vie, Gallimard, 1087 pages, 2011
  • Les mots-clés de la vie d'une femme
    • Annie Ernaux, Les Années, Gallimard, 2008, 242 p. folio, 253 p.

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