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L’Autobiographie pointilliste de Fabrice Luchini

Publié le 12 avril 2016 par Savatier

L’Autobiographie pointilliste de Fabrice LuchiniFabrice Luchini écrit comme il s'exprime sur scène ou devant un micro ; sa verve mêle avec bonheur gouaille et préciosité, profondeur et ironie. Son livre de souvenirs, Comédie française Ça a débuté comme ça (Flammarion, 248 pages, 19 €) en témoigne et l'on se prend à lire l'auteur en conservant sa voix, son phrasé si singulier en tête pour en goûter tout le sel. L'ouvrage s'arrache en librairie ; ce succès reflète sans aucun doute la popularité dont jouit l'acteur, mais cela va bien au-delà. Sa forme, d'abord, hybride, surprend : d'un chapitre à l'autre, on passe du carnet de bord à l'autobiographie non conventionnelle (succincte, pudique, de son enfance dans le quartier des Abbesses aux salles qu'il remplit à longueur d'année) toujours illustrée par les textes des auteurs qu'il aime. Deux polices de caractères différentes marquent ces territoires qu'il nous invite à explorer tambour battant.

Sa passion devient vite contagieuse, son amour des mots et de la langue se partage. Il ne se livre qu'avec parcimonie, par touches délicates comme dans une toile de Signac : Luchini est un pointilliste de l'autobiographie. Bien sûr, sont évoqués son enfance, le salon de coiffure de l'avenue Matignon, ses rencontres capitales avec son maître Jean-Laurent Cochet, Eric Rohmer, Roland Barthes. Bien sûr aussi parle-t-il de son ascension sociale, de ses blessures, de son statut d'autodidacte qui l'incite toujours à plus d'exigence pour tenter de surmonter un doute qui ne le quitte jamais. On se délecte de certaines anecdotes ponctuées d'un humour corrosif, d'un sens aigu de l'autodérision. Le récit de la première de Perceval devant un parterre de 1500 spectateurs est absolument hilarant. Au-delà des amateurs de Rohmer et des officiels, des " gens normaux " qui s'attendent à une version hexagonale des Monty Python se pressent. Ils découvrent, perplexes, le décor en carton-pâte et surtout le texte médiéval : " Et c'est chanté ! Dans le public, il y en a déjà un paquet qui se dit : "Ça ne va pas être pour nous le Chrétien de Troye !" [...] Ça va se vider très vite.. Quand le cheval part "paisser" sur du ciment, il y a une résistance de la part du public : "Mais il ne peut pas paître sur du ciment, le cheval", s'interrogent les spectateurs. " A la fin de la projection, seuls 113 invités seront restés...

Il y a aussi de belles pages qui, bien que l'auteur se défende d'être un écrivain, relèvent de la littérature. Sa description de la ligne de bus 80, qui le conduit de la Mairie du XVIIIe au rond-point des Champs-Elysées - vrai " Rendez-vous en terre inconnue " - est un remarquable morceau de bravoure : " Elle cache son jeu la Custine, la rue Custine. Elle est un peu rétrécie, elle est sombre, mais elle ouvre des perspectives, elle reste à son rang mais elle sait qu'elle va devenir la rue Caulaincourt. La rue Caulaincourt, elle est un peu complexée, c'est un peu l'avenue Victor-Hugo du pauvre, mais disons qu'elle prétend à quelque chose. "

L'art du portrait enlevé en quelques phrases ajoute encore de la saveur au texte : " Je réalise, assez rapidement, que Roland Barthes, ce n'est pas un "fou des meufs". Il ne m'accueille pas comme Jean Genet dans Miracle de la rose en me disant : "Assieds-toi sur ma bite et causons", mais je comprends très vite. "

Le lecteur appréciera enfin ses réflexions au vitriol sur nos habitudes contemporaines (le portable, notamment). C'est drôle, vif, incisif, mais Fabrice Luchini n'est jamais meilleur que lorsqu'il évoque les auteurs qu'il aime. Il devient, comme dans ses lectures au théâtre, un vrai pédagogue, en d'autres termes un passeur qui sait transmettre sans jamais un instant devenir ennuyeux. Ses pages consacrées à Céline - presque tout un chapitre s'articule autour d'une phrase : " La tante à Bébert rentrait des commissions... " - à Molière - extraordinaires commentaires des dialogues d'Alceste et Philinte (Le Misanthrope), de Vadius et Trissotin (Les Femmes savantes) - à Nietzsche, Rimbaud ou Philippe Muray pourraient figurer dans une anthologie de l'enseignement des Lettres. C'est en abordant le sujet de cette manière, en disséquant les textes avec cette profonde intelligence et cet humour léger, que l'on peut le plus efficacement propager l'amour de la littérature. Ces passages jubilatoires, bien plus passionnants que le triste hymne à la médiocrité contenu dans L'Antimanuel de littérature de François Bégaudeau, devraient être lus et commentés dans les classes. On ne referme ce livre qu'avec un léger regret, celui d'avoir trop peu croisé Flaubert, dont Fabrice Luchini parle pourtant si bien dans ses spectacles.

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À propos de T.Savatier

Ecrivain, historien, passionné d'art et de littérature, mais aussi consultant en intelligence économique et en management interculturel... Curieux mélange de genres qui, cependant, communiquent par de multiples passerelles. J'ai emprunté aux mémoires de Gaston Ferdière le titre de ce blog parce que les artistes, c'est bien connu, sont presque toujours de mauvaises fréquentations... Livres publiés : Théophile Gautier, Lettres à la Présidente et poésies érotiques, Honoré Campion, 2002 Une femme trop gaie, biographie d'un amour de Baudelaire, CNRS Editions, 2003 L'Origine du monde, histoire d'un tableau de Gustave Courbet, Bartillat, 2006 Courbet e l'origine del mondo. Storia di un quadro scandaloso, Medusa edizioni, 2008

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