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Les Khalifé et la censure. Aujourd’hui, le fils !

Publié le 15 avril 2016 par Gonzo

markhaliféLe fait qu’un petit nombre de dynasties familiales se sont arrongées de longue date un quasi monopole sur la représentation politique du pays explique peut-être que la scène artistique libanaise soit, elle aussi, très marquée par quelques “grandes maisons”. Pour s’en tenir au seul domaine musical, on pense naturellement au “clan Rahbani” qui, entre frères, épouses, cousins et neveux, a régné sur la scène régionale durant un bon demi-siècle. Quant à la destinée de ces “Libanais d’Egypte” que sont les Chédid, elle est bien connue en France, depuis le père, Louis (fils de la romancière Andrée Chedid), jusqu’à la génération suivante, celle de Mathieu (“M” pour les fans), Joseph (alias Selim) et Anna (dite Nach). Un business musical hors du commun dont le caractère familial a été célébré l’année dernière par une tournée collective des interpètes, filmée par leur fille et soeur, Emilie…

Il y a encore la famille Maalouf, celle de l’écrivain mais aussi de son neveu, le trompettiste Ibrahim Maalouf, lui-même fils de deux interprètes de qualité (Nada au piano et Nassim, à la trompette également ). Et puis on trouve encore cette autre dynastie familiale naissante, celle des Khalifé. Marcel, le père, est un compositeur-interprète dont certaines œuvres sont déjà des classiques, en tout cas auprès d’un certain public arabe, celui d’une frange intellectuelle engagée, séduite par un répertoire aussi militant sur le plan politique qu’exigeant sur le plan musical. (Bien plus important à mon sens que son équivalent en France ou en Europe.)

Depuis plusieurs années, Marcel Khalifé n’a pas craint de rompre avec ce qu’il perçoit désormais comme certaines facilités de la scène (où il a pourtant tellement brillé). Pour mieux rester fidèle au grand héritage musical arabe, lequel ne peut exister à ses yeux qu’à travers son perpétuel renouvellement, ses dernières compositions, en particulier avec l’ensemble Mayadeen, prétendent à une “rationalisation” des traditions musicales arabes, qui emprunte des formes symphoniques tirées du répertoire occidental (voir, ou plutôt écouter cet Arabian Concerto par exemple). L’estime que l’on porte éventuellement au travail de Marcel Khalifé n’empêche pas de le reconnaître : cette inflexion dans la carrière de l’interprète, de plus en plus compositeur, a pas mal désarçonné son public, y compris (voire surtout) le plus fidèle.

Après quatre décennies de tournées triomphales, durant lesquelles leur père s’est fait le hérault d’une certaine conception de l’arabité illustrée en particulier par des compositions écrites sur des poèmes de Mahmoud Darwich, les deux fils, Rami et Bachar, passés l’un et l’autre par le Conservatoire de Paris, ville où ils ont grandi depuis la fin des années 1980, mènent désormais leur carrière. À l’image de la tribu Chédid, il arrive que les trois Khalifé se produisent ensemble sur scène, comme à Beyrouth en juin 2011. En dépit du climat de l’époque, propice en apparence aux bouleversements politiques, nombre des amoureux nostalgiques de la musique du père sont sortis assez déçus de cette “révolution musicale” (voir cet article en arabe)…

Parmi les deux frères, l’aîné, Rami, compositeur et pianiste, est un peu moins célèbre auprès du large public que Bachar, pianiste mais également chanteur (mentionné au passage sur CPA ici). En France en particulier, Bachar Mar-Khalifé bénéficie d’une célébrité qui va peut-être s’étendre davantage à la suite du petit scandale qu’a provoqué une de ses dernières chansons. Il vient en effet de produire son troisième album, intitulé en arabe Yâ balad (يا بلد). Dans le contexte du Liban, cette expression, qui se traduit littéralement par “Ô pays !”, est en fait surtout utilisée par les locaux pour exprimer, avec un certain fatalisme désabusé, leur désarroi par rapport aux surprises renouvelées que leur réserve la destinée erratique de leur pays.

Un sentiment qui ne peut manquer d’être renforcé par le propre destin de Kyrie eleison, une chanson du troisième album de Bachar, dont la Sûreté générale libanaise a estimé qu’elle devait être interdite parce qu’elle contenait “des paroles offensantes pour la grandeur divine” (j’essaie de traduire au plus près l’original : تحتوي على كلام مسيء إلى الْعِزَّة الإلهيّة). Dans un article de L’Orient-Le Jour qui annonce l’interdiction et s’efforce d’en expliquer les raisons, on lit ainsi que trois passages sont en cause : “Dans l’un d’eux, [Bachar Mar-Khalifé] chante en arabe les mots “Prends pitié de nous” (“erhamna” en arabe). La SG [Sûreté générale] reproche à M. Mar-Khalifé d’avoir pratiqué une césure dans la prononciation de ce mot,  la première partie signifiant ainsi “sexe masculin” en langage familier. Le deuxième reproche concerne les mots “fiche-nous la paix” qui suivent, s’adressant à Dieu. Enfin, dans le dernier passage mis en cause par la Sûreté, il est dit ceci: “Seigneur, cela fait cent ans que je jeûne et que je prie”. La SG reproche au chanteur d’émettre dans cette phrase l’idée que Dieu l’a forcé à faire quelque chose.”

De fait, c’est bien ce que l’on peut lire dans le document officiel (image en haut de ce billet) mis en ligne par Marcel Khalifé sur sa page Facebook. En effet, ce dernier ne pouvait manquer de réagir, ne serait-ce que parce qu’il a lui même eu à souffir à maintes reprises de la censure. À Bahreïn en 2007 par exemple (affaire détaillée dans ce billet), mais aussi la même année, sans doute pour ne pas faire de jaloux, à San Diego en Californie (en raison d’un concert jugé trop peu “équilibré” selon les critères locaux, puisque le point de vue israélien n’y était pas représenté !!!), ou bien encore au Koweït tout récemment. Néanmoins, l’affaire la plus traumatisante pour le chanteur compositeur reste sans nul doute sa comparution, en 1999, devant un tribunal libanais pour “incitation à la sédition confessionnelle”, un crime (celui qui est par ailleurs également reproché à son fils) “justifé” si on peut le dire ainsi par le fait qu’une de ses chansons, reprenant un poème de Mahmoud Darwich, citait un verset coranique tiré de la sourate “Joseph” !!!

Marcel Khalifé a donc réagi en tant qu’artiste, mais plus encore en tant que père. Il a ainsi rendu publique une lettre adressée à son fils dans laquelle il reprend en partie les paroles de la chanson interdites, paroles qui sont elles-mêmes bien entendu inspirées du Kyrie eleison traditionnel (le texte de la chanson, en arabe, en anglais et en français accompagne la vidéo du titre placée à la fin de ce billet). S’adresssant à la Sûreté générale pour la prier de cesser de se mêler de telles affaires, il parle surtout à son fils, pour lui dire combien il est malheureux de voir qu’il a dû, lui aussi, traverser ce genre d’épreuve, précisément dans son pays d’origine. Rappelant que “la patrie n’a pas toujours raison”, il lui rappelle encore comment, pour une famille qui a choisi l’exil comme c’est leur cas, ils ont pour eux “la patrie des chansons, de la musique et de la beauté”.

En soulignant tout de même au passage le fait qu’au Moyen-Orient, lorsqu’on rivalise de bêtise, c’est malheureusement toutes confessions et religions confondues (et donc pas uniquement l’islam), je vous laisse écouter cette version du Kyrie eleison de Bachar Mar-Khalifé. Au passage, vous pourrez y constater que l’éventuelle finesse linguistique dont font preuve certains responsables de la Sûreté générale libanaise lorsqu’ils charcutent au scalpel la diction du chanteur est inversement proportionnelle à la qualité de leur oreille musicale : en auraient-ils eu un peu qu’ils auraient compris que l’ensemble de la chanson est construite sur un procédé de déconstruction non pas textuelle mais rythmique, procédé qui est le véritable “coupable” des caractéristiques de la diction, apparemment bien offensante pour les bonnes mœurs… Mon Dieu, aie pitié de nous…


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