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« Le mariage est la continuation de la guerre par d’autres moyens » (Ibn Clausewitz)

Publié le 25 avril 2016 par Gonzo
Mariage collectif à Gaza en 2015. Sur la banderole : « (Noces) collectives à Gaza. Gaza est en fête. Merci aux Emirats. »

Si toutes les catégories de la population souffrent des nombreuses guerres qui déchirent la région, il va de soi que la mort frappe proportionnellement davantage les jeunes hommes adultes. Cela réduit encore le « vivier » des hommes disponibles pour le mariage, déjà amoindri depuis des années par les flux d’émigration vers l’étranger. Les nouvelles unions sont également nettement moins fréquentes parce que les jeunes femmes arabes sont de plus en plus nombreuses à ne pas accepter de sacrifier leurs exigences personnelles, en particulier du point de vue professionnel, sur l’autel du sacro-saint mariage traditionnel. Elles envisagent donc différemment un éventuel célibat alors que, dans le contexte de crise – notamment économique – qui frappe aujourd’hui les sociétés de la région, l’installation dans la vie d’un jeune couple devient de plus en plus difficile. Pour finir, les mariages, quand ils ont lieu, se terminent de plus en plus souvent par un divorce, devenu parfaitement banal et pas seulement à la demande du mari.

Quelques données pour ce qui est du mariage, présentées dans un article récent (en arabe) : en Egypte (82 millions d’habitants), on trouve ainsi 13 millions de célibataires de plus de 35 ans, dont 10,5 millions de femmes ; elles sont 4 millions au Arabie saoudite (où les statistiques prennent en compte les femmes de plus de trente ans ; 28,8 millions d’habitants) ; au Liban (4,5 millions d’habitants), la moitié des femmes qui ont entre 25 et 39 ans sont célibataires…

Autres chiffres (toujours en arabe) par rapport aux divorces cette fois : en Arabie saoudite, on est arrivé en 2014 au chiffre de presque 8 divorces par heure (188 par jour). Les Égyptiens font pire encore, avec 20 divorces chaque heure, soit 240 par jour. En Tunisie, on en est à 4 divorces par heure seulement, mais le chiffre est énorme par rapport à la taille de la population (12 millions d’habitants). Le cas de l’Irak (33,4 millions d’habitants) n’est pas forcément exceptionnel : on y compte désormais 70 000 divorces par an, soit une augmentation de 70 % en l’espace de dix ans. Le phénomène n’épargne aucun pays arabe : 60 000 divorces par an en Algérie (39,2 millions d’habitants), 15 000 en Jordanie (6,5 millions d’habitants)…

Pour toutes ces raisons (et quelques autres), on voit ainsi que les sociétés arabes connaissent, sur la question du mariage, une révolution qui ne fait pas la Une de l’actualité même si elle est en train de marquer profondément l’avenir de cette région. Dans l’immédiat, les pulsions naturelles étant ce qu’elles sont, il faut tout de même gérer la situation vaille que vaille. Comme partout ailleurs et de tout temps, la solution consiste à ouvrir la vanne des liaisons sexuelles hors mariage. Au vu de ce qui se passe dans la région, on en arrive à penser que c’est d’ailleurs une des fonctions des multiples conflits armés qui, avec leur épouvantable cortège de viols et de morts, contribuent à « réguler » un système social par trop déséquilibré. Plus classiquement, il y a bien entendu la « solution » de la prostitution, mais elle a ses limites évidentes, en particulier dans des sociétés où le revival religieux renforce les contraintes sociales traditionnelles sur la sexualité. De façon malgré tout marginale, on trouve également les initiatives d’organismes à but (prétendument) charitable, qui proposent des mariages collectifs dans lesquels l’obstacle économique est levé, mais souvent au prix d’une véritable humiliation sociale (voir, en plus de l’image ci-dessus, le témoignage, en arabe, de cette Égyptienne).

À leur manière, les pratiques religieuses contribuent à canaliser des pulsions sexuelles trop réprimées, et pas seulement par les voies de l’abstinence ou de la sublimation. Plus souple sur ces questions que bien d’autres religions, l’islam dans les sociétés arabes contemporaines permet d’inventer – ou plutôt de réinventer – des réponses pour palier les tensions qui fragilisent la régulation collective des pratiques sexuelles. Cette semaine, on ne reviendra pas sur les multiples « petits arrangements » avec la « vraie tradition » pratiqués au quotidien dans les pays arabes (voir ci-dessous une liste, à peu près exhaustive, des nombreux billets qui ont été consacrés à cette question). En revanche, l’actualité offre l’occasion d’éclairer quelques-unes de leurs conséquences politiques.

Récemment, plusieurs articles de la presse arabe ont évoqué l’ouverture, en Irak, d’un centre officiel pour le « mariage de plaisir » (زواج المتعة). Pour « servir la jeunesse » du pays et la détourner des pratiques illicites déviantes (comprendre prostitution et liaisons illégales), ce centre se propose de mettre en relation des hommes à la recherche de relations sexuelles avec des femmes (éventuellement dans le même cas). En remplissant un formulaire suivi de l’achat d’une carte téléphonique (Asiatel exclusivement !), et pour une somme modique (20 dollars par jour pour la femme), les candidats et candidates sont mis en relation dans un des 14 bureaux de l’organisme, lequel affirme travailler avec 16 hôtels répartis sur l’ensemble du territoire irakien.

(En principe) propres à la tradition chiite, ces « mariages de plaisir » ont longtemps été combattus par les autorités irakiennes, en particulier du temps de Saddam Hussein. Outre la question morale, en particulier pour la femme qui, dans ce type d’union, abandonne pratiquement tous ses « droits » et se soumet à une forme de prostitution à peine déguisée, les adversaires du zawâj al-mut’a soulignent les conséquences sociales de ces rapports : maladies bien entendu, mais surtout naissance d’enfants voués à vivre dans des conditions particulièrement difficiles, ne serait-ce que légalement et économiquement, pour ne rien dire du regard de la société sur eux…

De leur côté, les promoteurs (chiites irakiens) de l’initiative visant à une « régulation » du mariage de plaisir évoquent les circonstances particulières que traverse le pays, tout en s’abritant derrière la jurisprudence musulmane. Rappelant que c’est seulement le second calife, Omar, qui l’a interdit, ils rejettent d’autant plus les critiques qui leur sont adressées qu’elles proviennent d’un monde sunnite qui use lui-même de procédés somme toute assez comparables, les fameux « mariages de voyage » (zawâj al-misyâr) dont usent et abusent les riches candidats au tourisme sexuel dans les pays musulmans de la région.

Comme on le voit, les débats autour du « mariage de plaisir » sont très loin d’être moraux ou même seulement casuistiques. Clairement, partisans et opposants de cette « solution » aux tensions actuelles sur les échanges sexuels se rangent aussi – et peut-être même surtout – autour de ce qui constitue aujourd’hui l’habillage par excellence des rivalités géopolitiques régionales, à savoir le « conflit » entre des chiites menés par l’Iran et des sunnites sous la bannière des « gardiens saoudiens » des Lieux saints… Pour paraphraser Clausewitz, le mariage (de plaisir) est bien, hélas, la continuation de la guerre par d’autres moyens.

Sur le mariage, dans la collection de CPA :
le 29 avril 2007 : les « unions libres »
6 mai 2007 : le coût économique du mariage
27 octobre 2007 : émigration, travail domestiques et sexualité et, sur ce thème encore, le 27 septembre 2011
6 septembre 2009 : l’histoire du divorce en Egypte
13 septembre 2009 : le phénomène du célibat
21 septembre 2009 : les mariages tardifs
28 septembre 2009 : le mariage de mineures
6 mars 2012 : les pratiques modernisées du mariage coutumier en Tunisie
1 avril 2013 : jihad et relaxions sexuelles
17 mars 2014 : guerre et mariage contraint (le cas de Yarmouk)


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