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1440 minutes, de Pierre-André Milhit

Publié le 05 juin 2016 par Francisrichard @francisrichard
1440 minutes, de Pierre-André Milhit

1440 minutes, c'est le nombre de minutes par jour. Pierre-André Milhit a en effet eu l'idée d'écrire un petit texte par minute d'une journée. Et cela donne un livre singulier, qui ne donne pourtant pas l'impression que l'auteur tire à la ligne pour relever ce défi littéraire...

Il ne cache d'ailleurs pas comment il s'y est pris pour parvenir à ses fins: Il a fallu plus d'une minute pour l'écriture de chaque "minute"; elles n'ont donc pas été écrites de manière chronologique, mais toujours amorcées à l'heure dite.

Lire une "minute" ne demande pas une minute. Un bon rythme de lecture de toutes ces minutes, pour en goûter le sel, ou le miel, serait d'adopter une allure de 120 à l'heure, ce qui est d'ailleurs le chiffre limite autorisé sur les autoroutes en Suisse...

Chaque texte - il y en a bien 1440 - est une petite histoire à part entière. Elle commence par un exposé de faits, souvent couleur locale, et se termine par une action qu'entreprend l'auteur, ou une réflexion qui lui vient à l'esprit, sans toujours de rapport étroit avec elle.

Ces 1440 historiettes ne sont pas des fables. Les tirades de l'auteur en sont les chutes, mais n'en sont pas pour autant les morales... Ce sont des conclusions ou des remarques très personnelles qui peuvent être humoristiques, poétiques ou décalées...

Exemples, hors contextes:

2h38

Je dis que le serpent n'aura jamais de cors aux pieds.

11h12

Je dispute au chat le droit de faire la sieste.

12h50

Je dis pimpon à la jeune dame qui a les cheveux rouges.

16h27

Je n'ose demander à la postière un cachet contre la migraine.

21h03

J'ai mis un oeil de verre dans ma fronde pour viser l'arc-en-ciel.

Les protagonistes de ces historiettes sont le plus souvent des femmes - l'auteur a un net penchant, disons charnel, pour elles -, mais les hommes ne sont pas oubliés, ni la faune ni la flore, lesquelles ont une personnalité, comme les êtres humains.

Les faits évoqués se passent dans des villages de vallées et d'alpages, tel que ce pays-ci:

3h58   C'est un pays de montagne où le train règne en maître. C'est la trachée-artère, c'est le poumon et c'est le circuit nerveux. Les jeunes hommes rêvent d'y travailler. Les jeunes femmes d'y trouver un mari. Il y a un wagon pour les bêtes, un wagon pour les malades. Il y a un office postal, un four à pain et un confessionnal.

Je ne sais pas à quelle station descendre, la contrôleuse ne m'a rien dit.

La religion catholique y est toujours très présente avec ses curés, ses messes, ses confessionaux, son eau bénite, ses fêtes votives, ses processions, le Diable et le bon Dieu:

14h50   Ils parlent de leurs curés de l'enfance, du mariage, de la confession. C'est dire qu'ils ne parlent pas de religion, mais des choses essentielles de leurs familles. Ils se prêtent des tonnes d'indulgences, parce qu'ils connaissent leurs péchés. Ils ne donnent que leur regard, le reste n'a aucun prix. Ils portent dans leur coeur la nostalgie des rogations.

Je demande aux statistiques agricoles la confirmation de leurs dires.

Les objets ne sont pas inanimés:

4h08   Les objets s'enveniment si l'on n'y prête pas assez d'attention. Les oeufs ou le lait dans la casserole le démontrent à l'envi. Quoique, certains théologiens prétendent que l'oeuf est un être en devenir. On devrait garder un oeil sévère sur les foulards et les fichus. Leurs réactions seraient terribles autour d'un cou inattentif.

J'attends avec délectation le premier faux pas du Diable.

Certains de ces objets disparaissent:

6h11   Il manque un livre dans la bibliothèque du salon. Il est parti discrètement au bal des peines d'amour. Ma foi, il est tombé sous le charme d'une encyclopédie médicale. Son coeur ne bat pas la chamade, il fait de la tachycardie. C'est un mélange de physique et de chimie qui fait bander et jouir.

Je n'ose imaginer ce qui se passe à la médiathèque municipale.

Un brin coquin, l'auteur imagine très bien des scènes telles que celle-ci:

12h17   Un scarabée turquoise s'est posée sur le sein d'une amoureuse endormie. Il butine le téton jusqu'à le faire bander. Elle gémit et rêve d'un amour pieuvre qui l'enlace. Le chêne abaisse ses branches pour cacher son désir. Les ovaires en papillote, elle fait Noël dans son ventre.

Je polissonne un sourire et rappelle mon scarabée. 

De l'oeuvre de chair à la bonne chère il n'y a qu'un pas, aller et retour:

10h52   C'est une messe pour les conserves et les saumures. On fait un feu de genièvre, on prie sainte Choucroute. Le patriarche se lave les mains et la bouche avec un alcool de gentiane. On cuisine une fricassée de saucisses et de choux. Les enfants sucent le cartilage d'une tête de porc.

J'offre du saindoux à une belle pour se masser la poitrine.

Des arbres ont droit à leur minute de vérité:

15h02   Ce pommier n'aime vraiment pas le vent. Cela agace et maltraite ses pommes, juste avant leur mûrissement. Il fera mauvais bois de chauffage pour l'hiver de la paysanne. Il fait signer une pétition à toutes ses feuilles pour une plainte collective. Devant cette menace, le vent a fait s'envoler toutes les feuilles.

J'entends venir de loin la chanson des tronçonneuses.

La gente ailée n'est pas de reste:

19h25   Le coq de la basse-cour se maquille dans le miroir du bassin. Trois poules matures qui ne pondent plus se racontent des histoires de cul. Le fils du fermier cherche dans les choux un compagnon d'émois. Le boeuf ingurgite des hormones dans ses croquettes de maïs. Il écoute Radio Ecurie et flatule de bonheur.

Je me fais du souci pour la santé mentale de la fermière.

L'auteur se moque gentiment, et métaphoriquement, de l'État et de sa propension à légiférer sur tout et sur rien:

14h39   Ils veulent faire une loi sur l'envergure des lépidoptères. Il doit être question d'ombre, de ventilation et de frétillement. Jusqu'où peut-on tolérer l'arogance des écailles et des antennes? La loi portera une attention aux épizooties méconnues. Ils feront une loi sur la migration et le sédentarisme.

J'assume mon identité au contrôle des habitants.

Les pluies diluviennes sont de tous les temps:

21h03   La luzerne est trempée par la mélancolie. Les campagnols nagent dans des rigoles de boue. Les branches basses des vernes sont secouées par le torrent. Est-ce la fin d'un monde ou le début du printemps? Le faucon pèlerin se calfeutre sous son imperméable gris.

Je souscris au trentième jour de pluie une assurance contre le déluge.

Pierre-André Milhit a un grand nombre de registres à son répertoire et ne manque pas de souffle. Il a la plume libre et joyeuse, joue avec les mots, les expressions, les images, les paradoxes et ne semble jamais gêné aux entournures de ses textes. 

Sur les 1440 minutes du livre, prendre 10 minutes, en guise d'échantillon, ce n'est pas de trop pour s'en faire une idée. Au fait, il n'est pas nécessaire de lire l'ouvrage d'une traite, à l'allure indiquée ci-dessus. Il peut également être consulté comme un usuel, en le picorant, avec tout autant de grand plaisir.

Francis Richard

1440 minutes, Pierre-André Milhit, 500 pages Editions d'Autre Part

Livre précédent chez le même éditeur:

La garde-barrière dit que l'amour arrive à l'heure (2013)


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