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Qui l’eût «crues» ?

Publié le 13 juin 2016 par Blanchemanche
#crues
Qui l’eût «crues» ?
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Par Brice Gruet, géographe* — 

Les populations établies le long de cours d’eau ont peu à peu tourné le dos à cet environnement immédiat. Pourtant, en cas de crues, la méconnaissance du régime des rivières se révèle catastrophique. Prendre au sérieux leur potentiel économique serait un premier pas.

  •   Qui l’eût «crues» ?
Les crues exceptionnelles qui affectent le Loiret et la Seine-et-Marne nous rappellent brutalement à une réalité désagréable : malgré tous les protocoles de prévention et de régulation des crues, celles-ci, lorsqu’elles dépassent un certain seuil, deviennent difficilement contrôlables. En même temps, comme l’ont souligné l’experte Emma Haziza ou la géographe Magali Reghezza, il n’y a pas non plus de risque de crue catastrophique à Paris. Mais en amont, c’est différent. L’écoulement du Loing, à proximité du confluent avec la Seine, est très impressionnant, et ressemble fort à une crue centennale. A l’heure actuelle, il est malaisé de dire si la crise a été bien ou mal gérée. Mais selon les témoignages recueillis, on voit bien que les populations riveraines des cours d’eau en crue, Loing en tête, n’étaient pas vraiment préparées à ce genre d’incident, voire ne croyaient pas que cela puisse arriver : une crue centennale arriverait trop rarement pour qu’on la prenne en compte. En discutant avec les personnes affectées par les inondations, on se rend compte que l’information ne circule pas bien : des sites disponibles, comme Vigicrues ou même le Géoportail de l’IGN, ne sont pas consultés. Et pour cause, ces personnes ne connaissent pas leur existence ou ne savent pas comment les utiliser.Dans le même mouvement, les sinistrés se retournent déjà contre les maires ou les autorités, en protestant contre le manque d’information ou l’impression d’avoir été «lâchés» ou négligés par les élus. Enfin, de folles rumeurs courent encore une fois pour dénoncer des «complots» visant à préserver Paris en inondant de plus petites communes. Cela rappelle ce qui s’était passé pendant les crues de la Somme, en 2001.Tout cela pose le problème de ce que l’on peut appeler la culture du risque mais aussi, et surtout, la culture hydraulique des populations concernées. En effet, et c’est un mouvement historique bien étudié par des géographes et historiens comme Isabelle Backouche, les populations établies le long de cours d’eau leur ont peu à peu tourné le dos. A Paris, on a recouvert la Bièvre, ailleurs, on a canalisé ou comblé, et presque oublié, toutes les étendues humides ou les ruisseaux et rivières pour n’en faire que des canaux, voire des égouts.De même, alors que les documents du XVIIIe siècle montrent encore la Seine bruissante d’activité, avec les passeurs et les nautes, le fleuve actuel ne semble que l’ombre de lui-même, avec ses quelques rares péniches et bateaux-mouches. La route a supplanté les voies d’eau alors que dans les sociétés d’Ancien Régime, du fait aussi de la mauvaise qualité du réseau routier, le recours aux voies navigables était évident et crucial.Alors que l’on nous rebat les oreilles avec le développement durable, sans que celui-ci remette en cause le modèle industrialiste et productiviste actuel, il faudrait s’interroger sur le mode de gestion, ou plutôt de non-gestion, des voies navigables, gérées comme par défaut. Actuellement, petits et grands cours d’eau sont soumis à des logiques très contradictoires, entre volonté de «restauration des continuités écologiques» et exploitation plus ou moins raisonnée. Mais très souvent, des cours d’eau, comme la Loire, ont été aménagés et utilisés pendant des siècles sans détruire les grands équilibres écologiques. A ce titre, le Moyen Age constitue un moment intéressant pour l’usage raisonné des rivières et cours d’eau. Mais qui pense actuellement à tirer des leçons ou à s’inspirer de solutions qui ont été de fait durables?En réalité, la plupart des mairies se sont défaussées de la gestion des cours d’eau auprès de syndicats intercommunaux plus ou moins compétents, phénomène notamment dénoncé par le journaliste Frédéric Denhez. Ces syndicats, déconnectés des populations, ont eux-mêmes mis en place des modes de contrôle purement techniques, souvent en rupture avec l’histoire de ces cours d’eau.Le résultat est visible en cas de «catastrophe» : méconnaissance des régimes des cours d’eau, désorganisation ou manque de réactivité face à l’aléa, et désarroi devant les dégâts engendrés par ces aléas. Au moment où l’eau commence à redescendre, on peut se demander comment faire pour opérer une réelle prise de conscience des populations et de leurs élus, issus de ces mêmes populations.Cela passerait certainement par une réappropriation des cours d’eau par leurs usagers. Et plutôt que d’interpeller l’Etat, réflexe typiquement français, il faudrait se demander comment mieux connaître son environnement immédiat. Mais pour cela, il faut penser tous les cours d’eau autrement que comme de simples décors ou agréments. Il faudrait prendre au sérieux le potentiel économique que représentent ces cours d’eau, y compris (surtout ?) les plus petits, et donc les envisager comme de réelles ressources alternatives. Il faudrait aussi imaginer une décentralisation réelle et une responsabilisation accrue des populations concernées.Les moulins à eau ont constitué en France une source d’énergie essentielle, jusqu’à ce que les moteurs les supplantent. Mais à l’heure où les ressources en énergie deviennent une question centrale, on ne peut plus négliger les «petites» ressources énergétiques. Cela remet en cause, in fine, l’un des piliers de l’économie industrielle, à savoir l’économie d’échelle. Mais il faut reconnaître que l’économie d’échelle s’est développée au détriment de l’économie sociale. Remettre en cause l’économie d’échelle obligerait donc à réexaminer les contextes de production, voire en imaginer de nouveaux. Il faudrait des modèles capables d’intégrer les aléas naturels. Les accidents et «catastrophes» doivent faire partie de ces systèmes de production et permettre aussi de raviver des liens sociaux distendus par le recours à des biais purement techniques. Or, ces biais ne sont pas la panacée.On a vu des mouvements de solidarité exemplaires à l’occasion de ces crues centennales. Ils révèlent des possibilités sociales plutôt rassurantes en ces temps assez sombres. Reste maintenant à raviver des usages d’une «nature» humanisée depuis des siècles et qui peut reprendre une place majeure dans l’économie. Une certaine forme de développement en rapport avec la nature et la culture. Un vrai développement durable en somme, respectueux des complexités sociales, et conscient des logiques environnementales passées et présentes.*Brice Gruet. Géographe, co-auteur du blog Géographie en mouvement sur Libération.frBrice Gruet géographe*http://www.liberation.fr/debats/2016/06/07/qui-l-eut-crues_1457924

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