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Sivens ou qui défend la vie sur le territoire ?

Publié le 02 juillet 2016 par Blanchemanche
#Sivens
PAR  · PUBLISHED 01/04/2016
zad détail
CC Wikimedia commons Dave4444
Alors que le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes rentre dans sa 45ème année, accompagné d’autant d’années de conflit entre partisans et opposants, le cas de Sivens illustre au contraire l’extrême rapidité d’un antagonisme entre différentes parties, qui s’est dramatiquement fini. Il mettrait aux prises des « gens d’ici » soucieux de développer leur territoire, à des « gens d’ailleurs », des « étrangers » qui, par amour de la nature, viendraient s’opposer à ce développement. En fait, l’explication binaire trop simpliste « gens des villes contre gens des campagnes » ne tient pas. Pas plus d’ailleurs que « ceux d’ailleurs contre ceux d’ici ».Dans les deux cas, les enjeux sont plus globaux et l’échelle territoriale du périmètre du débat public sans cesse discutée : consultation ou référendum, mais auprès de qui et selon quels intérêts ? Dans les deux cas, le politique parait impuissant à jouer les arbitres impartiaux et à éviter blessures, humiliations et violences : pourquoi tant de violence, voire de haine autour de ces projets socio-techniques ?S’agissant du conflit de Sivens, l’analyse du dénouement passe par la compréhension des différentes logiques d’action à l’œuvre et en particulier, des identités collectives et spatialisées dans lesquelles les participants se sont ou non reconnus : agriculteurs, techniciens des eaux, élus, membres d’organismes d’aménagement, militants écologistes, intellectuels de la métropole voisine, étudiants, jeunes marginaux, etc. Tous sont venus sur cette fameuse Zone A Défendre (ZAD) revendiquer un point de vue, une posture face à ce territoire voué à un aménagement important.
sivensCC Wikimedia commons (détail) Déminheure

Militer pour l’eau ?

Sivens ? Cela est d’abord un choc des relations aux écosystèmes aquatiques, aux ressources en eau : pour les Conseils généraux et la compagnie d’aménagement, la rivière du Tescou devoit faire l’objet d’aménagements afin de corriger son déficit en eau. Et certains agriculteurs d’approuver, en 2014, le projet au motif du développement de leurs activités de production et d’une irrigation maitrisée ; tandis que d’autres, moins productivistes, plus proches de l’univers du bio se positionnent contre le barrage. Finalement, quelques paysans partisans du barrage se rangent dans le camp des opposants, au cours du conflit. Quoiqu’il en soit, pour les opposants, il y a forcément dissymétrie au profit de certains usages/usagers et de la gestion, et aux dépens des sources d’eau que sont les écosystèmes aquatiques.En parallèle du duo pouvoirs publics/agriculteurs, deux forces collectives opposées au barrage se retrouvent alliées de circonstance et unissent leurs forces pour faire entendre leurs voix : leCollectif pour la sauvegarde de la zone humide du Testet et les Zadistes.CC Wikimedia commons Roland45CC Wikimedia commons Roland45Le premier renvoie à une forme de militantisme classique telle qu’on la trouve dans des mouvements écologistes anciens (Les Amis de la Terre, Europe Ecologie, Greenpeace, Nature et Environnement…) : on s’informe, on répond aux enquêtes d’utilité publique et on se défend devant les tribunaux compétents. C’est ce que nous avons appelé le « militantisme de documentation ».Le second, trouve ses racines dans les mouvements altermondialistes et se décline sous différentes formes de New York (Occupy) à Madrid (Indignés), en passant par les ZAD de Notre-Dame-des-Landes, Roybon en Isère et Sivens. La démarche des Zadistes est double : s’opposer aux « grands projets inutiles imposés par le système capitaliste de la croissance » et faire la preuve là et maintenant qu’un autre monde est possible. Dans le premier registre argumentaire, ils veulent démontrer qu’ils sont les seuls à défendre réellement la nature, comme l’exprime cet habitant de la ZAD : « Moi je suis citoyen de la Terre. J’suis ici pour défendre la Terre et donc ces arbres » (propos recueilli le 7 septembre 2014).hqdefaultDans le second volet, cela signifie prouver que l’on peut vivre dans ces zones en y pratiquant une autre façon de produire, fabriquer, échanger, et au fond de vivre. C’est un militantisme avant tout d’occupation. Il remet en question une légitimité supérieure qui serait associée au fait d’habiter ou d’être originaire d’un lieu pour tout ce qui relève des décisions à prendre en termes d’aménagement. Eux-aussi habitent désormais la zone, et en l’habitant ils y trouvent des raisons de croire que leur combat est politiquement légitime.« Quiconque a passé une journée sur ces zones arrachées à la convoitise de l’aménagement capitaliste du territoire, a pu ressentir cette force vitale qui ressurgit à travers l’expérience d’une vie débarrassée de quelques-unes de ses chaines et qui retrouve la fascinante liberté de s’ébrouer à sa guise. Une vie qui reprend confiance en elle-même, dans l’autonomie de ses facultés et dans sa capacité d’inventer ce qui lui manque » (Quelque part, p. 10 et 11).

Le sens de la vie

«Dans les affrontements autour du projet de barrage, émerge une question plus large, plus politique : la défense d’une forme de liberté d’errer, de s’exprimer, de vivre autrement. L’enjeu devient alors la défense de l’environnement autour de façons autres que celles du système productiviste. Vies de la nature, de l’agriculture, de l’eau, des arbres, des habitants, des agriculteurs, des zadistes sont ainsi soumises à une opposition frontale : qui défend la vie sur cette zone ? qui en est légitime ? pour parler de quelles vies ? au nom de quels principes ?CC Flickr Jesper2cvCC Flickr Jesper2cvLoin d’être l’apanage des opposants au projet, la notion de vie est reprise par les défenseurs du projet comme en témoigne la création de l’association Vie Eau Tescou rassemblant des agriculteurs et des habitants de la petite vallée. Elle se mise à plaider pour la création de la retenue d’eau afin de pouvoir tout simplement continuer à vivre de la pratique de l’agriculture dans un contexte de pression hydrique accrue.Pour certains auteurs, dont Michel Foucault (1976), la vie est historiquement devenue un enjeu de lutte entre gouvernants et gouvernés dès lors que les Etats et les Princes se mirent en tête de gérer les populations de leur territoire. D’autres y analyseront des processus de naturalisation des argumentaires : on invoque la nature, la vie pour défendre des positionnements politiques, des choix de sociétés ; l’utilisation de la notion de vie devient un argument pour donner un sens plus large à la mobilisation. Les événements de Sivens peuvent dès lors se lire comme traduisant des oppositions autour des manières d’administrer la vie, de se l’approprier, de se la disputer …

Engager son corps

L’affrontement des points de vue sur l’environnement s’exprime fortement par un engagement physique et corporel réel pour faire échec au projet de barrage : l’occupation physique de l’espace et l’utilisation de son corps comme argument dans des rapports de force. Des jeunes s’attachent aux arbres, d’autres s’enfouissent sur le parcours. En septembre 2014, lorsque les pelles mécaniques viennent détruire une grande partie des arbres pour permettre la mise en eau les « occupations » se renforcent ; elles sont largement appuyées par des étudiants des villes alentour, des jeunes habitués d’autres ZAD et des militants écologistes qui apportent leur soutien.CC Patrick Mignard pour Mondes SociauxCC Patrick Mignard pour Mondes SociauxLe fait d’exposer sa vie pour défendre la zone et la vie qui s’y trouve (milieu aquatique, espèces menacées, biodiversité), mais aussi la vie sociale et économique alternative qui s’y expérimente, apparait comme l’ultime recours pour faire échec au projet de barrage. Le passage en force des promoteurs du projet au lieu de décourager les opposants les ravive en braquant un peu plus les Zadistes et en mobilisant davantage de militants écologiques dont des personnages publics (conseillers régionaux, députés, présidents d’association, opposants célèbres à des projets anciens, etc.). Il s’agit de faire nombre et de montrer une certaine détermination contre le projet, en soutenant médiatiquement la cause des anti-barrages.

Quand l’air devient irresponsable…

Dans ce climat déjà tendu, on voit apparaitre un autre mouvement, pour le coup violent, composé de contre-manifestants dont l’identité demeure incertaine et qui forment une sorte de milice installant des barrages filtrant sur les routes des abords du site, agressant les Zadistes ou leurs soutiens. Habillés de noir, menaçant et défilant en bande de jeunes agressifs et très mobiles, ils sont présents au vu et au su de tous, y compris le jour du drame. Qui sont-ils ? d’où viennent-ils ? que veulent-ils ? Quoiqu’il en soit, leur présence consolide une ambiance déjà très sulfureuse, liée à l’épuisement des occupants et de leurs opposants.CC Pixabay GeraltCC Pixabay Geralt (détail)Ce climat étouffant est à son paroxysme le 25 octobre 2014. Et pourtant, la manifestation – à laquelle les auteurs de ses lignes ont participé –démarre dans une ambiance bonne enfant, faite de débats, cafés et repas partagés, jonglages et tutoiements. A côté des opposants déjà évoqués, on y trouve des jeunes, des enfants, des vieux écologistes (…), venus dénoncer le barrage. Mais elle est aussi très surveillée et encadrée par une police omniprésente au sol et dans les airs.Malheureusement, au fil de la soirée, le climat se tend, des rumeurs circulent à propos de gestes de provocation des « miliciens » ; les « organisateurs » tentent de calmer les manifestants alors que des explosions se font entendre du côté de la zone de construction de la digue. A la tombée de la nuit, alors que les « adultes écolo » sont partis, l’air devient irrespirable. On connaît la suite…Il n’est pas inutile de rappeler qu’une semaine avant cette journée dramatique, certains acteurs s’étaient engagés dans une tentative de médiation entre « pro » et « anti » barrage. Cette initiative s’était traduite par un débat qui avait timidement formulé une solution intermédiaire dans laquelle le barrage pourrait être construit, mais avec une dimension plus modeste que celle du premier projet. Cette solution sera finalement adoptée, après le décès du jeune Rémi Fraisse… Notre présence sur le lieu se voulait à la fois, un soutien militant à la cause des opposants au barrage et une observation participante, bien connue des sociologues. Dès l’annonce du décès du jeune Rémi Fraisse, nous avons décidé de nous engager intellectuellement en « racontant » de manière savante ce que nous avions compris de ce conflit.
CC Patrick MignardCC Patrick Mignard

Crédits image à la Une : CC Wikimedia commons Davel4444

http://sms.hypotheses.org/6860Sivens ou qui défend la vie sur le territoire ?

Marie-Pierre Bès, Frédérique Blot, Pascal Ducournau

Marie-Pierre Bès (LISST-CERS, [email protected]), Frédérique Blot (GEODE, [email protected]), Pascal Ducournau (LISST-CERS, [email protected])

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