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Lettre de la Martinique – « À la santé de la mémoire ! »

Publié le 05 juillet 2016 par Alanlimo @ChristoChriv

Lettre de la Martinique - " À la santé de la mémoire ! "

Ohé, lecteur ! Tu viens de recevoir une carte postale qui vient de Martinique, envoyée par une certaine " Lena ".

Débarquer en Martinique, c'est s'habituer à un certain décalage horaire. Pas celui des fuseaux, selon lequel il est 19h en Martinique, quand 1h passe en métropole. Mais celui de la chaleur et de la course du soleil, qui pousse les veilleurs de nuit que nous sommes à adopter un autre mode de vie. En Martinique, il est plus que raisonnable de sortir à 7h, pour profiter de quelques heures " fraîches " avant la fournaise du milieu de journée. À midi, on s'empresse de déjeuner quelque chose de léger, car à cette heure, l'option la plus raisonnable semble d'aller faire la sieste avant d'émerger dans la chaleur moite de l'après-midi. Et à 17-18h, il n'est pas inconvenant de déguster un ti'punch, car d'ici une heure, la nuit sera tombée et les lumières brilleront derrière les fenêtres, chacun rentrant chez soi passer la soirée.

Voyager en Martinique, c'est ...

Voyager en Martinique, c'est se rappeler chaque jour, en un brusque sursaut, que nous n'avons pas quitté la " mère patrie ". C'est se promener en touriste dans son propre pays, longer les chemins d'une autre France, tropicale et colorée, étrange héritage du passé colonial national. C'est buter sans cesse sur le passé, semble-t-il jamais soldé. On tourne au coin d'une rue et soudain, le pavé exhale le parfum de haines ancestrales entre martiniquais de couleur et " békés " (blancs de Martinique, descendants de colons). Dans les chants d'une manifestation sonnent les tensions d'un pays toujours marqué par les inégalités. Et si l'on attrape quelques notes, la mélodie d'ensemble se dérobe aux étrangers égarés que nous sommes. Car ce pays porte sa propre histoire, sa propre fierté. D'ailleurs, les martiniquais ne s'y sont pas trompés. Pour eux il y a la " France ", la métropole, et les Antilles. Et si c'est à Paris qu'ils sont administrativement reliés, d'aucuns affirment que c'est avec Haïti, la République Dominicaine et autres îles des Caraïbes qu'ils partagent le plus de traits.

Il suffit d'une balade à Fort-de-France pour remonter le fil de la mémoire. Au fil des immeubles aux couleurs défraîchies on croise le nom de célèbres abolitionnistes dont on a rebaptisé les rues. Le plus célèbre d'entre eux, Victor Schoelcher (1804-1893), a été à l'origine de la construction en 1884 d'un des plus beaux bâtiments de la ville : la bibliothèque. Dressée au bord du parc de la Savane, cette grande structure de métal et de bois multicolore fait voleter les pages de l'imaginaire sous son grand dôme de verre.

Un peu plus loin, un groupe de touristes observe, perplexe, une statue de Joséphine de Beauharnais. L'impératrice de pierre a perdu sa tête il y a quelques années. Il faut dire que la dame, qui a longtemps vécu en Martinique, a mauvaise presse dans le quartier. C'est elle, dit-on, qui est à l'origine du rétablissement de l'esclavage par Napoléon. De quoi faire subir à sa statue une décapitation avec quelques siècles de retard ? Nul ne se prononcera sur le sujet. Certainement pas nous, nous sommes trop occupés à déambuler entre les bicoques dépareillées du centre-ville. Fort-de-France ne respire pas l'opulence. Les façades colorées ont l'allure de vieux marins imbibés de rhum, la peinture écaillée par le soleil et le vent salé. Les échoppes de bric-à-brac se pressent le long des ruelles encombrées, voisines de fringues cheap et de magasins de chaussures. On y respire la mer et les épices, le parfum des passants, eau de toilette fleurie ou vapeurs de rhum, éclats de rire, murmures empressés, micro commerçant qui attire le chaland. Fort-de-France est un port des Antilles, populaire, coloré, loin des images de villas sous les cocotiers.

Iguanes, ti'punch & grelots des grenouilles

À quelques mètres, le fort qui donna son nom à la ville s'avance dans la baie. Murailles de pierre surmontées de cocotiers, vague écho à un imaginaire de pirates et de contrebandiers. Quelques baigneurs se plongent dans la mer à ses pieds, les autres laissent leur regard se perdre dans les reflets du soleil sur les coques des bateaux, tandis que nous errons à la recherche des iguanes géants qui, paraît-il, lézardent dans les arbres du quartier. Le samedi à 13h, la ville prend ses congés. Les rideaux de fers barrent l'entrée des échoppes le long des rues désertées. Les boutiquiers sont partis à la plage ou rentrés dans leurs pénates prendre un repos bien mérité.

Pour cela, il n'y a qu'à traverser la baie. Une vingtaine de minutes en bateau suffisent pour rejoindre la communes de Trois-Ilets et ses Anses, petites baies bordées de plages blanches et d'eau turquoise. À l'Anse Mitan ou l'Anse à l'Âne, touristes et locaux se plongent dans la mer des Caraïbes comme dans une gigantesque baignoire (27°C en moyenne), pendant que de petits crabes translucides aux grands yeux noirs ahuris explorent leurs serviettes. Le temps de nager et d'observer de grandes étoiles de mer et de minuscules poissons colorés, de tourner les pages d'un livre et de déguster un jus de fruit frais au soleil, la journée est passée. C'est l'heure de reprendre le bateau et de retrouver notre quartier sur les hauteurs, en bordure de Fort-de-France.

Minces immeubles de trois étages y côtoient de petites demeures coloniales abandonnées, fragiles édifices aux colonnes de bois, portes et fenêtres arrachées par les années, façon maison hantée. Le grondement d'une voiture qui gravit une pente escarpée, des chiens qui hurlent à la mort à chaque passant égaré devant leur jardin clôturé, ces bruits ne sortent les rues de leur torpeur que pour mieux les y replonger. On entend déjà les grelots des grenouilles et le bruissement des insectes nocturnes. Le soleil s'est couché.

Je vous laisse, j'ai un ti'punch à déguster.

L.


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