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L’Etat islamique et le spectacle de sa violence sur les télévisions arabes

Publié le 06 juillet 2016 par Gonzo
L’Etat islamique et le spectacle de sa violence sur les télévisions arabesPrésentation de la série « Mini-Daesh » durant Ramadan.

Alors que, de l’avis général, la production de dramas aura été particulièrement indigente cette année, l’attention des téléspectateurs arabes aura un peu délaissé les feuilletons pour se tourner à l’occasion de ce ramadan vers les très nombreuses émissions dites de « caméra cachée ». Le genre est de plus en plus à la mode depuis les premières expériences de 2011, notamment avec l’Égyptien Ramez Galal et son Ramez qalb asad (Ramez cœur de lion). Comme dans ce prototype, où des vedettes se trouvaient nez-à-nez, à la sortie d’un ascenseur, avec un lion (pas vraiment féroce), il s’agit presque toujours de « piéger » une célébrité quelconque dont les réactions, plus ou moins spontanées, ainsi que les longs commentaires de la star qui anime le spectacle, visent à susciter l’hilarité de l’audience (régulièrement stimulée, bien entendu, par la diffusion de rires préenregistrés).

Drôles en principe, les caméras cachées de ce ramadan ont suscité pas mal de commentaires en raison de leur caractère particulièrement sadique. C’est le cas en particulier pour deux d’entre elles, animées par deux poids lourds du cinéma populaire égyptien (au jeu particulièrement lourd lui aussi), Ramez Galal et Hani Ramzi. Le premier « joue avec le feu » (yal3ab bil-nâr) comme l’affirme le titre de son émission dans laquelle il prétend faire croire à ses invité(e)s que leur hôtel est la proie des flammes. Quant au second, il joue sur la même corde dans Hani fil-adghâl avec un scénario encore plus improbable selon lequel ses invités se retrouvent abandonnés en pleine jungle, à la merci de n’importe quel fauve prédateur…

Personne, pas plus chez les acteurs que les spectateurs sans doute, n’est vraiment dupe du jeu. Néanmoins, le succès rencontré par ces émissions n’a pas empêché certains de s’interroger à haute voix sur ce goût quelque peu malsain du public arabe au spectacle de la souffrance des autres, comme s’en vante « pour de rire » Ramez Galal dans le générique de son émission. À l’heure où la censure est capable d’être tellement pointilleuse pour la moindre allusion politique, religieuse ou sexuelle, on en vient presque à regretter, comme l’écrit Rania Raad Tawk dans L’Orient-Le Jour, qu’elle ne se montre pas un peu plus sévère à l’encontre de programmes de ce genre.

D’autant plus que la course à l’audience incite très rapidement à franchir les bornes de l’admissible. Le pire exemple dans ce domaine est sans conteste celui de la série Mini-Daesh. Dans ce cas, l’objectif de la caméra cachée consiste à enregistrer, pour le plus grand plaisir de tous, l’angoisse de telle ou telle célébrité à qui l’on fait croire, avec beaucoup de réalisme, qu’elle est tombée dans un piège tendu par l’organisation terroriste. Dans le premier épisode, la panique qui s’est ainsi emparée de l’actrice Heba Magdy persuadée d’être tombée entre les mains de fous criminels a été un spectacle visiblement très apprécié (plus d’un million de visionnages sur YouTube seulement).

Au-delà des protestations contre une émission qui joue pareillement sur des sentiments aussi médiocres et qui, surtout, comme le croient certains, finit par faire de la publicité gratuite aux organisations terroristes, on ne peut que s’interroger sur le succès (avéré, même si on ne dispose pas de chiffres précis) de toutes ces caméras cachées qui tournent en dérision les réactions humaines ordinaires face à la terreur : plongés dans un chaos qui semble être sans issue, le public arabe est-il fasciné, comme la proie devant le serpent, par le spectacle de la violence qui s’abat sur lui ? Faut-il voir au contraire dans cet effort de dérision une sorte de catharsis, une manière d’expulser l’angoisse qui ne peut manquer de saisir tous les téléspectateurs au spectacle de la violence, quotidienne et bien réelle (plus de 200 morts pour le dernier attentat, attribué à l’État islamique, à Bagdad) ?

Abondamment commentés à l’étranger, les exemples les plus pervers de ces caméras cachées ne sont pourtant pas les seuls. D’autres, nettement plus positifs, n’ont pas suscité autant d’attention, alors qu’ils éclairent des aspects, tout aussi réels, de la sensibilité arabe. On a ainsi beaucoup parlé (mais seulement en arabe à ma connaissance) de la série irakienne Sadma (« Choc », un titre qui n’est pas sans connotations dans un pays dont l’ancien leader se prénommait Saddam, un mot de la même famille bien entendu, et qui a vécu le shock and awe des armes étasuniennes en 2003)… Sur le principe d’une émission célèbre (What would you do?), il s’agit de mettre en évidence les réactions spontanées – et positives – de citoyens et citoyennes ordinaires confrontés à des situations inacceptables jouées par des acteurs : scènes de harcèlement sexuel par exemple, ou encore maltraitance d’une domestique (scène assez crédible là aussi) par sa « propriétaire » dans un centre commercial…

Autre exemple, tout aussi positif, celui de Tawwil bâlak (Pas la peine de s’énerver), produit à Gaza par le comédien Momen Shwaikh (مؤمن الشويخ) et diffusé sur une chaîne locale. Parmi différents épisodes où l’on voit ainsi deux employés de la Compagnie d’électricité (des comédiens là encore) se faire éjecter du quartier parce qu’ils prétendent couper les compteurs des mauvais payeurs, la séquence du vendeur de polos qui propose dans une boutique palestinienne un modèle avec un énorme drapeau israélien a été vue plus de 5 millions de fois semble-t-il (pour la voir, suivez ce lien). Dans ce cas, il s’agit bien entendu de saluer les sentiments patriotiques de l’acheteur filmé à son insu.

La mode de la caméra cachée ne signifie pas la fin du feuilleton traditionnel : outre Nasser al-Qasabi et son Selfie (chroniqué la semaine dernière et qui a attiré l’attention d’autres médias plus classiques : ici par exemple ou ), on annonce le début du tournage d’un feuilleton à très gros budget sur Daesh. Une pléiade de vedettes arabes participent au tournage, à Aley au Liban, de cette saga contre l’État islamique qui sera diffusée en principe à l’automne par la MBC, la grande chaîne saoudienne. Les télévisions arabes vont donc continuer à diffuser des images de violence, mais le scénario est peut-être en train de changer puisque les Saoudiens sont de la partie désormais…


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