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Isaac Djoumali Sengha : L'ingratitude du caïman

Par Gangoueus @lareus
Isaac Djoumali Sengha : L'ingratitude du caïman
J’ai saisi l’opportunité d’une rencontre littéraire réalisée avec l’association des congolais du Grand Lyon pour inviter le romancier Isaac Djoumali Sengha. Je pensais à un poète pour ce projet de rencontre. Mais, je me suis souvenu aussi détenir un roman de ce biologiste basé en province que j’avais eu l’occasion de rencontrer à plusieurs événements littéraires parisiens...
J’ai entamé donc la lecture de ce roman sans avoir pris le soin de m’imprégner de la quatrième de couverture. Les premières pages ont happé votre lecteur serviteur. Nous sommes en 1997 à Brazzaville..La fameuse session du baccalauréat 1997 commence. Les premières salves secouent violemment Brazzaville. Le Général qui dort a été réveillé.   Plutôt que d’aborder de manière frontale le conflit 1997 et ses extensions, comme le firent Emmanuel Dongala et Alain Mabanckou, Isaac Djoumali Sengha se propose de revisiter l’histoire du Congo avec la volonté de comprendre les racines du mal. Son roman va nous plonger surtout dans les rapports entre élites congolaises sous la période marxiste-léniniste de ce pays.
L’originalité de la narration est multiple. Le caïman serait ingrat. Comme le scorpion. C’est inhérent à sa nature.  Mais qui est le scorpion, qui est le caïman?
On suit le parcours d’un officier, le colonel Mambou en 1997. Pour cela, Isaac Djoumali Sengha au milieu des années 70. Nous sommes dans la phase du Congo populaire. Et par un concours de circonstances, le jeune étudiant qu’il est, se retrouve en raison d’un échec académique embarqué dans l’armée nationale populaire et il doit poursuivre son cursus en Union soviétique Dans, ce pays, il va connaître une réussite sur le plan de ses études. C’est aussi une communauté avec laquelle ils tissent des liens. L’arrachement du Congo vers Moscou ne va pas faire sans douleur puisqu’il laisse une jeune lycéenne enceinte. Et à Moscou, il rencontre Lara, une belle soviétique blonde qui va constituer le personnage relais dont on va suivre l’arrivée au pays avec les deux enfants nés de leur mariage. Isaac Djoumali Sengha est un remarquable romancier qui va narrer tout cela, avec beaucoup de sagesse, d’humour mais aussi de vérité. La fourberie de Mambou qui n’a naturellement pas jugé utile d’informer Lara de ses engagements passés et oubliés ou de la maîtresse qu’il n’a pas tardé de trouver et qui justifie de fausses missions à l'intérieur du pays. Tout cela est croustillant et tellement vrai...
Les flashbacks imposés nous font alterner différents lieux du Congo des années 70 et 80, les universités moscovites des années 70. Ce que j’ai énormément apprécié dans cette lecture, c’est la précision des descriptions. Quand on est à Moscou, le lecteur a vraiment le sentiment d’être dans l’université Emery Patrice Lumumba. Il ressent les joies et avantages de ces étudiants africains qui avaient le droit d’aller en Occident pour leurs vacances et vendaient sous le manteaux des spiritueux. Ne fut-ce pas le cas des parents de Lara? La précision de Djoumali Sengha nous fait rentrer dans la tête de cette femme qui découvre ce Congo. Mais son regard est différent de celui d’une expatriée française. Il n’y a pas de condescendance. Juste des incompréhensions, la peur de l’inconnu, la conscience que l’autre reste difficile à percevoir dans sa différence. La littérature congolaise n’avait jusqu’à présent pas traité la présence des femmes venues des anciennes républiques soviétiques. Ce qui m’a touché dans le propos de Djoumali Sengha, c’est la profonde justesse de son propos. Car j’ai une tante russe. En le lisant, je me disais d’ailleurs qu’il faisait partie de ces étudiants revenus d’U.R.S.S. Ma surprise a été grande quand il m’a affirmé n’avoir jamais mis les pieds en Russie. Ô littérature, que tu es belle.
Peut-être en fais-je trop me direz vous. Me revient alors à l’esprit cette rencontre entre Lara et sa belle-famille du côté de Dolisie (le Congo a réussi l’exploit à la conférence nationale de débaptiser cette troisième ville du Congo, nommée Loubomo, pour lui redonner le nom d’une figure de la colonisation, Albert Dolisie). Cette rencontre drôle, pleine de non-dits est tout simplement succulente. Le patriarche de la famille est en émoi devant la belle blonde aux yeux bleus qui le renvoie à la femme de l’ancien commandant de zone (sous la période coloniale). Il y a là un bug historique, une fascination que la jeune marxiste a des difficultés à saisir. Lara suit son homme dans ses différentes affectations dont elle ne maîtrise pas les tenants et les aboutissants. C’est une femme attachée à son mari, avançant à l’aveugle. Et je trouve que l’histoire contée à partir de son regard faussement naïf est remarquable.
Ce roman est avant tout une visite du Congo, de ses fleuves, de ses régions ou de ses villes au gré des mouvements des personnages, en particulier Mambou, Lara ou Jean-François Kabongo, l’ami du couple, militaire comme Mambou. Les arrêts sur image proposés par Isaac Djoumali Sengha sont très riches, puissants. Sous sa plume, c’est à la fois la nature qui est brossée, les traditions et pratiques coutumières qui sont décrites avec une précision très rare en littérature africaine. Le roman est donc très visuel. Djoumali Sengha reconnait être un élève d’Emile Zola. Un bon élève. J’ai vraiment eu le sentiment de visiter cette région hostile de la Likouala, à l’extrême nord du Congo. Mais cela vaut aussi pour certains quartiers de Pointe-Noire ou de Brazzaville. En fait, on entre avec lui dans des lieux secrets comme la cité des 16 qui, sous le communisme était une prison politique.
La genèse du mal est dans les rapports entre les élites. Ici entre officiers en lutte sur des questions de fesses et de coeurs. Dans un système politique éclopé et complètement paranoïaque, certains dignitaires haut placés usent de leur positions pour régler des problèmes personnelles. Les purges du système sont régulières. Des hommes sont mis à l’ombre quand ils ne passent pas six pieds sous terre. Alors que son mari sur la fin des années 80 est prisonnier politique, Lara est touchée en plein coeur par une violence politique dont elle a déjà vu l’expression dans son grand pays.
Djoumali Sengha est un remarquable prosateur, un superbe conteur. Son roman parle du Congo avec une tendresse qui atténue la violence de certaines situations douloureuses.

Avant son départ pour Loubomo, le vieux Gomangot avait espéré qu'Eugène lui parle en détails de la jeune femme. Il avait été fort déçu d'apprendre que ce dernier n'avait pas encore eu l'occasion de la rencontrer. Il aurait voulu comparer tout de suite Madame Perrin la rousse, épouse du commandant de la coloniale, la brune du fils d'un fameux notable de Tsinguidi, et la femme d'André! 
A présent, il ne regrettait pas d'avoir, contre l'avis de son entourage, effectué le voyage jusqu'à Loubomo. Il avait l'oeil clair malgré son âge avancé. A la seconde où il l'avait vue, il n'avait eu besoin de personne pour juger de l'exceptionnelle beauté de la blonde Lara. Dziba Dziba tenait sa revanche sur Tsinguidi : il l'avait, sa mundélé, et quelle mundélé. 
p. 87 Editions L'Harmattan - L'ingratitude du caïman
Vous avez compris, j'ai aimé ce roman. Mais on peut se poser la question s'il répond à la question des racines du mal qui ont plongé le Congo dans la guerre civile. On voit certes les conflits entre hauts gradés, l'économie s'effondrer après les plans d'ajustement structurel. Mais, on a le sentiment que si Djoumali Sengha est un fantastique peintre du décor ou de l'arrière plan d'une belle toile,  on a un peu de regret sur l'annonce faite au début de son roman.

Isaac Djoumali Sengha, L'ingratitude du caïman

Editions L'Harmattan, Première parution 2012, 275 pages
Voir la chronique du roman réalisé par Liss Kihindou

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