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» Vous autres » – #Nice 2016

Par Artemissia Gold @SongeD1NuitDete

bougieFace à l’horreur, il y a des matins comme aujourd’hui où la tentation de céder à la colère et à la haine est plus forte que tout. Après tout, comment mettre de la raison, là où il n’y a aucun sens ? Comment nommer ce qui n’est pas compréhensible ?

Ce matin, j’ai pensé aux victimes, à ces familles déchirées, à ces enfants fauchés et j’ai pleuré de colère, de tristesse, d’incompréhension. Avec toujours cette même question, attentat après attentat : mais pourquoi bordel !

Parce que contrairement à notre Premier ministre, je ne crois pas qu’ « expliquer et comprendre, c’est déjà pardonner ». Comment changer ce qu’on ne veut pas comprendre ni tenter d’expliquer ? C’est aussi absurde que de monter un meuble suédois sans notice, mais en plus grave parce que ce n’est pas un placard qui risque de nous tomber sur la tronche, mais d’autres victimes innocentes. Il n’y a pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.

Ce matin, en pensant à ces hommes qui ont orchestré ce carnage, je me suis demandé comment on pouvait se laisser convaincre que la mort des uns peut apporter un quelconque salut, qu’ôter la vie à des enfants, de briser des familles était ce qu’un dieu censé être plein de miséricorde pouvait exiger. Comment pouvait-on à ce point perdre tout repère et se créer une réalité où la mort, la violence et la haine étaient devenues un commandement de Dieu ?

Et puis, au milieu de ce brouillard de questions, d’autres images me sont venues: un événement personnel qui s’est déroulé en décembre 2015. Une mère de famille est venue à la réunion parents-professeurs de mon collège pour sa fille en classe de 3e. Elle est entrée dans ma salle, voilée, le visage fermé de celle venue manifester son mécontentement. Elle s’est installée face à moi avec sa fille aînée – une élève douée, mais toujours sur la défensive- et sa plus jeune fille encore en primaire. Ses premiers mots ont été «  Je suis venue parce que je ne suis pas d’accord avec votre choix d’étudier Persépolis en classe ».

Le ton était donné.

Nous étions en décembre, trois semaines après les attentats du 13 novembre. Elle estimait qu’étudier une B.D et un film se déroulant en Iran lors de l’arrivée  au pouvoir de l’État islamique n’était pas une bonne idée, que j’allais créer des tensions dans la classe et encourager les conflits entre musulmans (une dizaine, pratiquants ou non) et les « autres ».

Elle a dû évoquer d’autres arguments, mais pendant un instant je ne l’ai plus vraiment écoutée. J’étais furieuse. Ce serait donc comme cela à l’avenir ? Il me faudrait m’autocensurer et choisir les œuvres afin de n’offusquer ni les élèves ni les parents ? C’était ça la future éducation qu’on allait devoir donner: des œuvres lisses sans aspérités pour rester « politiquement et moralement correct » et en accord avec le plus grand nombre ?

Pendant qu’elle m’exposait le pourquoi de son mécontentement, j’ai fini par me concentrer sur ses deux filles. L’aînée était mal à l’aise ; la plus jeune effrayée. Pas par le regard furibond de la prof vexée dans son orgueil, mais par les mots de sa mère.

Ces mots qui tentaient maladroitement de m’expliquer sa peur des amalgames.

Ces phrases agressives qui me laissaient entrapercevoir sa panique à l’idée qu’une de ses filles soit prise à parti à cause de leur origine ou croyance.

Derrière ses injonctions se cachaient des suppliques afin que je ne laisse pas la haine et la colère venir troubler cette classe jusque là paisible.

Elle n’était pas venue m’accuser de montrer un film où Allah était représenté aux côtés de Karl Marx. Elle ne me parlait pas religion, ne tentait pas de m’imposer ses croyances ou faire de l’ingérence dans mon cours mais me montrait son désarroi face à une situation qui la dépassait tout autant que moi; face aux jugements des autres. Les autres… nous.

J’entendais encore à ce moment-là certains de mes collègues en fin d’année précédente, pas xénophobes pour deux sous, mais qui avaient noté qu’ « il allait y avoir encore des problèmes de communautarisme dans cette classe », sans se demander pourquoi ces jeunes, nés en France pour beaucoup, restaient « entre eux ». Par choix ? Parce que cela les rassure ? Ou parce que quelque chose dans le regard que l’on pose sur eux leur fait comprendre leur différence ?

Ce soir-là, dans mon costume de prof bien intégrée, j’avais presque oublié que j’avais été un jour à la place de cette gamine affrontant, derrière une façade bienveillante, ce regard qui vous fait comprendre en un instant, que non, malgré les beaux discours, vous n’êtes pas vraiment française.

Je suis née en France de parents immigrés. Je ne le dis jamais. Mes origines ne se lisent pas sur mon visage, même mon nom passe inaperçu. Pendant longtemps, je les ai tues, pas par honte, mais par lassitude de voir le regard des autres changer dès que j’en parlais. Oh rien d’agressif, c’est anodin la plupart du temps ; imperceptible pour la plupart.

Une soirée agréable où l’on fait connaissance avec de nouvelles personnes au cours d’une finale France -Portugal, où l’on parle de choses et d’autres… « Et tu pars en vacances quelque part cet été ? »… « Je vais peut-être aller voir ma famille au Portugal »… « Ah… Tu nous avais pas dit que tu faisais partie de l’ennemi ! (rires gras et cons) « J’ai entendu beaucoup de bien du Portugal. Vous savez accueillir… »

« Vous » ? Tiens, comme c’est étrange… Il y a trente secondes, on se tutoyait et on lançait des vannes vaseuses sur les maçons portugais devant moi, « pour rire » bien sûr s’empresse-t-on de préciser au cas où je me serais vexée.  Et donc, maintenant, je ne suis plus « tu », mais « vous » ? J’ai même cru comprendre « vous autres », un groupe, distinct du leur… « Oui, mais vous, c’est pas pareil : vous êtes bien intégrés. Regarde, tu es prof et de français en plus ! ».

J’aurais dû répliquer: « Bien intégrée parce que si je ne te l’avais pas dit, tu ne l’aurais pas deviné ? Parce que je travaille ? Parce que je soutiens l’équipe de France ? Parce que mes croyances ne sont pas différentes de celles de mes « hôtes » ? ». Mais je n’ai rien dit. Bonne ambiance de match oblige. Je me suis contentée de traiter mentalement le type d’abruti congénital. Pourtant, ce soir-là, alors que je hais le foot et que je n’ai que très peu de contacts avec ma famille restée au pays, j’ai été envahie d’une ferveur patriotique sans précédent pour l’équipe du Portugal et j’ai bêtement jubilé quand mes camarades de soirée se sont décomposés devant leur écran.

C’est un exemple anecdotique (et très puéril aussi), mais il illustre bien ce que l’on ressent lorsque l’on sent agressés d’une manière ou d’une autre à cause de nos origines ou nos convictions. Si on peut éprouver ce genre de sentiments après une conversation aussi anodine, imaginez ce que c’est lorsque c’est quotidien et parfois violent. La preuve en est le nombre de drapeaux français qui ornent les réseaux sociaux à chaque tragédie et les propos haineux qui salissent la toile. Les dérives communautaires et nationalistes n’ont pas de nationalité ni de religion.

A la mère de famille venue me voir, j’aurais dû dire que j’avais choisi cette œuvre pour le respect que j’éprouve pour toutes ces femmes qui se battent pour garder leur intégrité face à des pouvoirs extrémistes, que la recherche d’identité de Marjane Satrapi, tiraillée entre ses origines et le rejet dont elle a été victime, est un thème qui me touche particulièrement. Je regrette de m’être contentée d’un discours académique venu à mon aide parce que je ne pouvais pas lui dire à quel point j’étais désolée que ses jeunes filles aient à entendre et à subir des discours de haine injustifiés; que j’avais peur moi-aussi de la dérive que l’on constatait à chaque élection et que je ne voulais pas d’une France pleine de rancœur,  de colère et de préjugés.

Que j’espérais de toute mon âme qu’aucun de mes élèves ne se dirait un jour « Eh bien puisqu’ils n’ont que la haine et le mépris à m’offrir et qu’ils pensent ça de moi: qu’il en soit ainsi ».

A toutes les victimes de la bêtise humaine.

bougie
Face à l’horreur, il y a des matins comme aujourd’hui où la tentation de céder à la colère et à la haine est plus forte que tout. Après tout, comment mettre de la raison, là où il n’y a aucun sens ? Comment nommer ce qui n’est pas compréhensible ?

Ce matin, j’ai pensé aux victimes, à ces familles déchirées, à ces enfants fauchés et j’ai pleuré de colère, de tristesse, d’incompréhension. Avec toujours cette même question, attentat après attentat : mais pourquoi bordel !

Parce que contrairement à notre Premier ministre, je ne crois pas qu’ « expliquer et comprendre, c’est déjà pardonner ». Comment changer ce qu’on ne veut pas comprendre ni tenter d’expliquer ? C’est aussi absurde que de monter un meuble suédois sans notice, mais en plus grave parce que ce n’est pas un placard qui risque de nous tomber sur la tronche, mais d’autres victimes innocentes. Il n’y a pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.

Ce matin, en pensant à ces hommes qui ont orchestré ce carnage, je me suis demandé comment on pouvait se laisser convaincre que la mort des uns peut apporter un quelconque salut, qu’ôter la vie à des enfants, de briser des familles était ce qu’un dieu censé être plein de miséricorde pouvait exiger. Comment pouvait-on à ce point perdre tout repère et se créer une réalité où la mort, la violence et la haine étaient devenues un commandement de Dieu ?

Et puis, au milieu de ce brouillard de questions, d’autres images me sont venues: un événement personnel qui s’est déroulé en décembre 2015. Une mère de famille est venue à la réunion parents-professeurs de mon collège pour sa fille en classe de 3e. Elle est entrée dans ma salle, voilée, le visage fermé de celle venue manifester son mécontentement. Elle s’est installée face à moi avec sa fille aînée – une élève douée, mais toujours sur la défensive- et sa plus jeune fille encore en primaire. Ses premiers mots ont été «  Je suis venue parce que je ne suis pas d’accord avec votre choix d’étudier Persépolis en classe ».

Le ton était donné.

Nous étions en décembre, trois semaines après les attentats du 13 novembre. Elle estimait qu’étudier une B.D et un film se déroulant en Iran lors de l’arrivée  au pouvoir de l’État islamique n’était pas une bonne idée, que j’allais créer des tensions dans la classe et encourager les conflits entre musulmans (une dizaine, pratiquants ou non) et les « autres ».

Elle a dû évoquer d’autres arguments, mais pendant un instant je ne l’ai plus vraiment écoutée. J’étais furieuse. Ce serait donc comme cela à l’avenir ? Il me faudrait m’autocensurer et choisir les œuvres afin de n’offusquer ni les élèves ni les parents ? C’était ça la future éducation qu’on allait devoir donner: des œuvres lisses sans aspérités pour rester « politiquement et moralement correct » et en accord avec le plus grand nombre ?

Pendant qu’elle m’exposait le pourquoi de son mécontentement, j’ai fini par me concentrer sur ses deux filles. L’aînée était mal à l’aise ; la plus jeune effrayée. Pas par le regard furibond de la prof vexée dans son orgueil, mais par les mots de sa mère.

Ces mots qui tentaient maladroitement de m’expliquer sa peur des amalgames.

Ces phrases agressives qui me laissaient entrapercevoir sa panique à l’idée qu’une de ses filles soit prise à parti à cause de leur origine ou croyance.

Derrière ses injonctions se cachaient des suppliques afin que je ne laisse pas la haine et la colère venir troubler cette classe jusque là paisible.

Elle n’était pas venue m’accuser de montrer un film où Allah était représenté aux côtés de Karl Marx. Elle ne me parlait pas religion, ne tentait pas de m’imposer ses croyances ou faire de l’ingérence dans mon cours mais me montrait son désarroi face à une situation qui la dépassait tout autant que moi; face aux jugements des autres. Les autres… nous.

J’entendais encore à ce moment-là certains de mes collègues en fin d’année précédente, pas xénophobes pour deux sous, mais qui avaient noté qu’ « il allait y avoir encore des problèmes de communautarisme dans cette classe », sans se demander pourquoi ces jeunes, nés en France pour beaucoup, restaient « entre eux ». Par choix ? Parce que cela les rassure ? Ou parce que quelque chose dans le regard que l’on pose sur eux leur fait comprendre leur différence ?

Ce soir-là, dans mon costume de prof bien intégrée, j’avais presque oublié que j’avais été un jour à la place de cette gamine affrontant, derrière une façade bienveillante, ce regard qui vous fait comprendre en un instant, que non, malgré les beaux discours, vous n’êtes pas vraiment française.

Je suis née en France de parents immigrés. Je ne le dis jamais. Mes origines ne se lisent pas sur mon visage, même mon nom passe inaperçu. Pendant longtemps, je les ai tues, pas par honte, mais par lassitude de voir le regard des autres changer dès que j’en parlais. Oh rien d’agressif, c’est anodin la plupart du temps ; imperceptible pour la plupart.

Une soirée agréable où l’on fait connaissance avec de nouvelles personnes au cours d’une finale France -Portugal, où l’on parle de choses et d’autres… « Et tu pars en vacances quelque part cet été ? »… « Je vais peut-être aller voir ma famille au Portugal »… « Ah… Tu nous avais pas dit que tu faisais partie de l’ennemi ! (rires gras et cons) « J’ai entendu beaucoup de bien du Portugal. Vous savez accueillir… »

« Vous » ? Tiens, comme c’est étrange… Il y a trente secondes, on se tutoyait et on lançait des vannes vaseuses sur les maçons portugais devant moi, « pour rire » bien sûr s’empresse-t-on de préciser au cas où je me serais vexée.  Et donc, maintenant, je ne suis plus « tu », mais « vous » ? J’ai même cru comprendre « vous autres », un groupe, distinct du leur… « Oui, mais vous, c’est pas pareil : vous êtes bien intégrés. Regarde, tu es prof et de français en plus ! ».

J’aurais dû répliquer: « Bien intégrée parce que si je ne te l’avais pas dit, tu ne l’aurais pas deviné ? Parce que je travaille ? Parce que je soutiens l’équipe de France ? Parce que mes croyances ne sont pas différentes de celles de mes « hôtes » ? ». Mais je n’ai rien dit. Bonne ambiance de match oblige. Je me suis contentée de traiter mentalement le type d’abruti congénital. Pourtant, ce soir-là, alors que je hais le foot et que je n’ai que très peu de contacts avec ma famille restée au pays, j’ai été envahie d’une ferveur patriotique sans précédent pour l’équipe du Portugal et j’ai bêtement jubilé quand mes camarades de soirée se sont décomposés devant leur écran.

C’est un exemple anecdotique (et très puéril aussi), mais il illustre bien ce que l’on ressent lorsque l’on sent agressés d’une manière ou d’une autre à cause de nos origines ou nos convictions. Si on peut éprouver ce genre de sentiments après une conversation aussi anodine, imaginez ce que c’est lorsque c’est quotidien et parfois violent. La preuve en est le nombre de drapeaux français qui ornent les réseaux sociaux à chaque tragédie et les propos haineux qui salissent la toile. Les dérives communautaires et nationalistes n’ont pas de nationalité ni de religion.


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