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14-18, Albert Londres : «Il écrit ses pensées quand elles lui viennent»

Par Pmalgachie @pmalgachie
14-18, Albert Londres : «Il écrit ses pensées quand elles lui viennent» Chez le vieux roi des Serbes
« La France, nous lui devons tout ! La Serbie est sa fille ! » (De notre envoyé spécial.) Athènes, 30 juillet. Il est dans une maison en proue sur la mer, immense comme son malheur. Je ne suis pas venu lui parler politique ; c’est son fils, maintenant, qui s’occupe de ça. Je ne suis pas venu visiter le roi en exil : ce poème-là se chantera plus tard. L’Europe est encore trop rouge. Mais, à la fin de ces deux années qui ont fait trembler toutes les femmes, c’est celui dont la capitale reçut les premiers obus, qu’à Chalcis, ville morte, je suis religieusement monté voir. Il était à Edypsos ; c’était un lieu d’été. Le monde arriva : il s’enfuit pour ici. Il va mieux. Ce n’est plus le roi paralytique que quatre bœufs firent gémir le long des pistes albanaises. Il s’est redressé. Par moments même, il regrette sa canne. Il parle haut ; il écrit. Drapé dans sa légende, il pense à l’histoire. À la nuit, j’ai traversé le pont qui relie le continent à l’île d’Eubée où Chalcis dort. Comme dans les temps anciens, j’ai payé péage. J’ai rencontré, tout de suite, un colonel serbe : ce ne pouvait être que son aide de camp, je l’ai arrêté : — Oui, me dit-il, je suis au courant, il vous attend demain. Pourtant, si vous voulez l’apercevoir avant, soyez de bon matin sur ce chemin ; il passera à motocyclette, revenant de sa promenade. J’attends le long de la mer ; je m’étais levé de bonne heure. Je perçus, en effet, le bruit d’un moteur. C’était le roi qui rentrait. Pour dire vrai, il n’était pas sur la machine. Je le saluai. Il me répondit. Sa demeure est au bout de la route. Elle s’arrête juste à temps pour ne pas tomber dans la mer. Devant, il y a un jardin et, dans ce jardin, des statues en quantité et toutes blanches ; en revanche, sa maison est toute rouge. Des gendarmes grecs la gardent. J’ai poussé la grille. Le gendarme grec ne m’a même pas arrêté ; il était appuyé contre une des statues. On m’a fait entrer dans la salle à manger. Ici, vous vous présentez comme vous êtes, avec de la poussière sur les épaules, et vous pénétrez directement dans la salle à manger. L’aide de camp me fait apporter de l’eau et de la confiture. Un ami du roi est également autour de la table : c’est un vieux compagnon de tous ses exils, un de ces amis avec qui on a brûlé sa jeunesse. Il est là comme le souvenir de l’homme qu’a été le roi avant qu’il fût le roi. — Je l’ai tutoyé pendant cinquante ans, dit-il, puis, tout à coup, quand, à Genève, il reçut la dépêche qui lui apportait la couronne, je l’ai appelé Majesté. Sa Majesté est dans la pièce à côté. On entend tout. Les souverains ont des palais avec des gros murs, des triples portes et des pièces d’isolement. Celui-ci n’a qu’une maison à galandages. Il parle avec son docteur ; il parle haut. Nous écoutons. Le roi, en colère, lui crie : — C’est tout ce que vous avez appris en Allemagne ? Maintenant, il remue une chaise. — Il doit s’asseoir, me dit l’ami. Il écrit ses pensées quand elles lui viennent. Que cette maison, subitement, me paraît sainte ! Mais voilà que l’on remue encore. La porte s’ouvre : c’est le roi. J’ai cru que la légende m’apparaissait. Il ne savait pas que nous étions là. — Ah ! des Français, dit-il. Puis, se penchant sur l’image : — Voilà ce que je serai pour l’histoire : un vieil homme usé traîné par des bœufs comme les rois fainéants ! Son aide de camp se tenait droit, un officier d’ordonnance était derrière lui ; son fidèle ami du temps qu’il n’était qu’un homme regardait par terre. C’était la Cour ! — Je fus le premier à dire : la France, personne ne la connaît. Et pendant les affolantes journées de descente sur la Marne, chaque matin je répétais : « Elle va bondir. » Elle a bondi… Je la connaissais. Il était sans épaulettes, sans insigne, on ne pouvait pas savoir si c’était un général ou un soldat. — Nous lui devons tout ; la Serbie est sa fille. Elle est venue nous chercher parmi la mort et la famine. Elle nous a traînés sur les mers ; elle nous a donné des habits, des souliers, des fusils. Là, il se mit à crier très fort. — Et mes enfants qui sont à Salonique, eh bien ! ce sont aussi les siens. Avec elle, ils connaîtront la victoire car qui, maintenant, ne la sent pas ? — Voici juste deux ans aujourd’hui, sire, que le premier obus a déchiré votre capitale. Alors ce roi qui venait de crier si fort tomba dans le silence. Au nom de sa patrie, il était rentré dans son âme et, grand comme la misère, devant la mer bleue comme les veines, avec une voix de rêve : — Belgrade ! dit-il.
Le Petit Journal, 31 juillet 1916. 14-18, Albert Londres : «Il écrit ses pensées quand elles lui viennent» La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 15 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici. Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

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