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Une journée en enfer

Publié le 18 juin 2008 par Hoplite

« …le commandant du régiment, vous vous rendez compte ? Moi qui avait déjà les grelots devant le chef de bataillon…J’y fait : « combattant Turine, de l’Armée Rouge, à vos ordres ! » Il me braque dessus des sourcils féroces : « Prénom et patronyme ? » Je les dis. « Date de naissance ?» Je la donne. A l’époque en 30, j’avais quoi ? Vingt deux ans ? Un môme ! « Etats de service ? » « Au service du peuple travailleur ! » Voilà qu’il se met à bouillir. Et vlan, deux coups de poing sur la table… "Au service, qu’il répète, du peuple travailleur ? Comme quoi canaille ? » J’en ai comme un bain de vapeur dans le dedans, mais je ramasse mon courage : « Comme pointeur mitrailleur de première classe, combattant d’élite pour la préparation militaire et polit… »- « Salaud de première classe, oui ! on nous a envoyé un papier de Kamien, ton père est un koulak, tu te caches et ça fait un an que tu es recherché ! » Moi, pâle comme un défunt, je la boucle. Tout un an je n’avais point écrit de lettres à la maison, manière qu’on ne retrouve pas ma trace ; je ne savais plus rien d’eux, ni même s’ils étaient encore de ce monde, ni eux, de moi rien. « Tu n’as pas de conscience, tu as trompé le peuple ouvrier et paysan ! » il aboyait. Ca secouait les quatre barres qu’il portait au col. Je pensais qu’il allait cogner, mais il l’a pas fait. Il a signé un papier : dans les six heures, je serais flanqué à la porte. Dehors, c’était plein novembre. On m’a enlevé mes effets d’hiver, on m’en a donné d’été, marqués au magasin 3 ans d’usage, et une capote qui venait aux genoux. Couillon comme la lune, je ne savais pas que j’avais le droit de garder ma tenue et de les envoyer se brosser le troussequin…Avec ça, un certificat à la brute-« Chassé de l’Armée Rouge comme fils de koulak » : exactement ce qu’il me fallait pour trouver de l’embauche…, quatre jours de chemin jusque chez nous, pas de feuille de route, zéro comme vivres, pas un jour, la dernière soupe et puis oust !

L’histoire tragique, parmi d’autres, de Turine, « brigadier » d’Ivan Denissovitch au goulag, racontée par Soljenitsyne. Une journée d’Ivan Denissovitch, chef d’œuvre d’Alexandre Soljenitsyne, écrit en deux mois en 1959, fut publié en 1962 en URSS et dans le monde entier, avec l’aval des autorités Soviétiques -et de Kroutchev en personne- dans un climat de déstalinisation et d’ouverture relative, propice à la révélation des horreurs du monde carcéral Soviétique que le même Soljenitsyne devait relater plus tard de façon stupéfiante et définitive dans  L’archipel du goulag.

Le monde découvre alors Soljenitsyne. Il a quarante-cinq ans ; capitaine d’artillerie pendant la guerre, et décoré pour faits d’armes, il a été arrêté en Prusse Orientale en 1945 pour propos irrespectueux à l’égard de Staline ; condamné à huit ans de bagne, libéré mais astreint à la relégation en 1953, il a été réhabilité en 1957.

Avant Ivan Denissovitch, rien de tel n’existait en URSS sur les camps Soviétiques. Saturés de romans et de souvenirs sur les camps nazis, l’expérience concentrationnaire communiste restait une réalité abstraite. Ivan Denissovitch déchire d’un coup ces ténèbres : à travers le camp de la steppe Kazakhe ou Choukhov (surnom de Denissovitch) vit sa journée, c’est la vie de tous les camps de l’archipel qui devient, pour tous une réalité concrète.

Soljenitsyne, qui a vécu onze ans de captivité, raconte dix-sept heures de la vie d’un captif, paysan de la Russie centrale.

A l’inverse de l’Archipel du goulag, ou l’auteur relate son expérience concentrationnaire personnelle avec force détails atroces, Soljenitsyne élimine dans Ivan Denissovitch, tout ce qui pourrait distraire de l’essentiel : l’horreur du camp, c’est l’interminable quotidien.

La psychologie concentrationnaire, la dégradation des êtres, ou au contraire, la sauvegarde de la dignité humaine, tout est dit avec un minimum de mots.

Ce que n’a pas vu Kroutchev, lorsqu’il donne son imprimatur, c’est que le récit dramatique de cette société concentrationnaire en évoque irrésistiblement une autre : le bagne n’est pour Soljenitsyne que le reflet caricatural de la société Soviétique, et Choukhov, l’homme du peuple, l’incarnation d’une majorité silencieuse refusant la société qu’elle subit.

Incontournable.

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