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Huîtres triploïdes : des douzaines en questions

Publié le 03 août 2016 par Blanchemanche
#HuitrestriploidesPar Raphaëlle Maruchitch — 

Elles sont aussi bonnes que celles des mois en «r» et se mangent toute l’année. Mais ces «huîtres des quatre saisons» pourraient avoir un impact sur la biodiversité.

Il est impossible de différencier à l’œil nu une huître classique d’une huître triploïde, d’où le débat sur leur étiquetage. Il est impossible de différencier à l’œil nu une huître classique d’une huître triploïde, d’où le débat sur leur étiquetage. Photo Jean-Daniel Sudres. Voyage gourmand.«Nous ne mangeons pas d’huîtres pour nous nourrir, mais par plaisir»,rappelle comme une évidence un ostréiculteur de l’île de Ré, en Charente-Maritime. Ces coquillages ont une réputation d’authenticité auprès du consommateur. Pourtant, comme pour bien d’autres élevages français, l’ostréiculture n’a plus rien de naturel. L’espèce que l’on déguste aujourd’hui, l’huître creuse japonaise, a été importée sur nos côtes dans les années 70. Par ailleurs, près de la moitié du naissain (les larves d’huîtres) élevé en France provient d’écloseries qui sélectionnent les mollusques, notamment en fonction de leur résistance aux agents pathogènes. Mais surtout, l’huître est un produit saisonnier : la majorité des consommateurs ne la dégustent que lors des mois en «r» (de septembre à avril), car le reste du temps, elle est en période de reproduction et produit sa semence, ce qui la rend laiteuse. C’est pour pallier cet inconvénient commercial que, depuis le début des années 2000, une autre catégorie d’huîtres s’est taillé une place de choix sur le marché français : «l’huître des quatre saisons».Comme son nom l’indique, on peut la consommer toute l’année, car elle ne produit pas de laitance. On l’a génétiquement modifiée pour que ses cellules comptent trois exemplaires de chaque chromosome, au lieu de deux. Tout comme les humains, une huître normale groupe ses chromosomes par paires - elle est «diploïde». Mais si l’on remplace les paires par des triplets, elle devient «triploïde» et stérile. Pour autant, on ne parle pas d’organisme génétiquement modifié (OGM), car on n’introduit pas dans l’huître de caractéristique nouvelle qu’elle ne possède pas à l’état naturel. L’huître triploïde est donc un OVM, un organisme vivant modifié. Et il n’existe pas de réglementation sur le sujet. Les triploïdes ne sont même pas signalées comme telles : l’étiquetage n’est pas obligatoire. Il est donc difficile de les suivre et de les quantifier, mais Philippe Maraval, directeur général du Comité national de la conchyliculture (CNC), estime qu’un petit quart du marché français est concerné : «Moins de la moitié des professionnels ont recours couramment aux écloseries, et sur cette partie-là, moins de la moitié ont recours aux triploïdes.»Le premier brevet qui a mené à la production de ces huîtres est américain et date de 1995. Il a été exploité dans l’Hexagone par l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer), avant que cet organisme dépendant des ministères de l’Environnement et de la Recherche ne développe sa propre méthode de production des triploïdes. Pour obtenir une huître à trois jeux de chromosomes, c’est simple : il faut marier une huître normale, diploïde, avec une huître à quatre jeux de chromosomes, dite tétraploïde. Les tétraploïdes sont des «supermâles», eux aussi obtenus par manipulation génétique. Depuis le dépôt de son propre brevet en 2007 et jusqu’à aujourd’hui, l’Ifremer crée ses géniteurs tétraploïdes et vend ensuite des naissains triploïdes aux ostréiculteurs.

Troublante synchronisation

La communauté ostréicole est divisée sur le sujet. D’un côté, ceux qui sont favorables à l’élevage des triploïdes, dont les avantages commerciaux ne manquent pas : comme les huîtres sont stériles, leurs réserves d’énergie ne sont pas gaspillées dans les fonctions reproductrices et dopent plutôt leur croissance. De l’autre côté, les adeptes des huîtres naturelles sont groupés pour une grande partie sous la bannière de l’association Ostréiculteur traditionnel. Ils pointent le manque de données scientifiques sur les animaux triploïdes. Il semblerait qu’on les ait introduits dans le milieu naturel sans véritablement avoir mesuré leur potentiel impact environnemental, en faisant fi du principe de précaution. Par ailleurs, se pose la question de l’information du consommateur : rien ne permet de différencier à l’œil nu (ou à la dégustation) une huître triploïde d’une diploïde. La polémique a donc pris de l’ampleur. Ostréiculteur traditionnel a d’ailleurs déposé une requête contre l’Ifremer pour «négligence» et«défaut de surveillance».Du côté de l’institut, le malaise est palpable et la communication sur ce sujet sensible est très encadrée. L’Ifremer est par exemple pointé du doigt concernant la commercialisation des tétraploïdes, huîtres monnayées 1 000 euros pièce. Et accusé d’être juge et partie, car également chargé de la surveillance du milieu ostréicole. Mais le conflit d’intérêts ne durera plus longtemps : la direction de l’Ifremer considère désormais «que cette activité de production [d’huîtres tétraploïdes] ne relève pas de ses missions et qu’elle peut induire une confusion préjudiciable. [Il a été] défini comme objectif le retrait progressif de l’Ifremer, jusqu’en 2017, de cette production». Bientôt, les écloseurs pourront donc produire leurs propres tétraploïdes. Ces géniteurs sont suivis très strictement : ils ne doivent surtout pas se propager dans l’environnement, pour éviter la naissance non maîtrisée d’huîtres triploïdes et la stérilisation de l’espèce. Sur ce sujet, l’Ifremer indique«participer à la consultation que mène la Direction des pêches maritimes et de l’aquaculture (DPMA) pour définir un cadre réglementaire sur la non-dissémination des tétraploïdes de mollusques». Mais la DPMA, rattachée au ministère de l’Environnement, reste muette sur le détail dudit cadre réglementaire, malgré diverses sollicitations.Jean-François Samain, directeur de recherche de l’Ifremer jusqu’en 2007, a travaillé sur le sujet de la mortalité estivale des huîtres et questionne la méthode de l’institut : «Les larves tétraploïdes sont obtenues à partir de gamètes fécondés traités de façon chimique. Ce sont des larves "queue de lot", c’est-à-dire les plus faibles, que l’on isole pour donner les futurs géniteurs des triploïdes.» Le chercheur pointe la troublante synchronisation entre le brevetage de cette méthode en 2007 et les fortes mortalités d’huîtres (triploïdes comme diploïdes) enregistrées depuis 2008 en France, dues principalement à l’herpès virus du mollusque et à la bactérie vibrio aestuarianus. «On a fait survivre des larves qui n’auraient pas dû survivre. Or une faiblesse physiologique peut entraîner un problème de défense immunitaire. Les huîtres issues du brevet 2007 seraient-elles plus faibles que celles obtenues avec le précédent brevet, et donc plus sensibles aux pathogènes ?» s’interroge le scientifique.

«On se tire dans les pattes»

D’autres chercheurs abondent dans ce sens - dont le Pôle d’analyses et de recherche de Normandie, Labéo, qui travaille sur le projet Dymorplo pour comprendre la dynamique et l’ampleur des mortalités observées chez les huîtres selon leur mode de provenance. Mais Dymorplo se penche également sur une autre question, non moins épineuse : les triploïdes ne seraient peut-être pas si stériles que ça… «Ces huîtres produisent des gamètes matures, avec lesquels nous avons réussi à faire des fécondations», rapporte Maryline Houssin, chef de service à Labéo.«Il n’est pas absurde d’envisager que des animaux triploïdes puissent se reproduire», nous apprend Christophe Lelong, qui travaille dans l’Unité mixte de recherche Biologie des organismes et écosystèmes aquatiques, à Caen.A l’heure actuelle, il n’a encore jamais été observé de pontes de cette catégorie de mollusque dans le milieu naturel, mais Labéo va «vérifier l’année prochaine si ces animaux en sont capables». Car si les huîtres génétiquement modifiées se mettent à se reproduire naturellement en mer, rien ne va plus : «Si la triploïdie se stabilisait dans l’espèce, cela pourrait représenter une pollution dans le milieu naturel, explique Christophe Lelong. Comment se comporteraient alors les deux populations d’animaux ? L’une pourrait-elle prendre le pas sur l’autre ?» Jean-François Samain avertit : «Ce qui est naturel est le fruit de millions d’années de sélection et a conduit à une diversité extraordinaire de mécanismes. Nous pourrions perdre toute la diversité d’une espèce.»Pour d’autres, les débats que soulèvent les huîtres triploïdes sont infondés. «C’est un produit extrêmement porteur, juge Stéphane Angeri, président de l’écloserie France Naissain. Mais aujourd’hui, comme on surfe sur une vague environnementale, on se tire dans les pattes les uns les autres alors que nous avons un savoir-faire français remarquable et des écloseries ultra-performantes.» Emmanuel Legris, ostréiculteur à Plouguerneau (Finistère), est aussi acquis à la cause des triploïdes. Il a pourtant travaillé avec des huîtres sauvages, captées en mer, pendant vingt et un ans. Mais il s’est avéré que son site de travail, avec une eau particulièrement froide (autour de 15° C) brassée par de vifs courants, est davantage propice aux triploïdes. L’ostréiculteur y produit des animaux aux qualités remarquables, qui séduisent les grands restaurateurs. D’ailleurs, s’il y a bien un point qui fait l’unanimité, c’est celui de la qualité gustative des triploïdes : elles sont tout aussi excellentes que les huîtres naturelles - voire meilleures, assurent certains.On manque encore d’études scientifiques pour répondre à toutes les interrogations soulevées par les triploïdes. Quant à la question de l’étiquetage des bourriches, qui permettrait au moins au consommateur de distinguer les huîtres naturelles des triploïdes, elle a été examinée mais n’a, pour l’heure, pas été tranchée. «On nous demande d’être les seuls fers de lance de la polyploïdie !» s’insurge Philippe Maraval à cette évocation. Une conclusion légitime : quid, en effet, des autres espèces triploïdes également présentes sur le marché, comme certaines truites ou les clémentines ?Raphaëlle Maruchitchhttp://www.liberation.fr/futurs/2016/08/02/huitres-triploides-des-douzaines-en-questions_1469940

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