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Les pommes de Paula Modersohn-Becker

Publié le 14 septembre 2016 par Les Lettres Françaises

Les pommes de Paula Modersohn-BeckerA sa mère, Cézanne demandait de « poser comme une pomme », aux pommes de ses natures mortes, Paula Modersohn-Becker (1876-1907) demandait de créer des rythmes. Au début du XXème siècle, en sept ans, cette jeune bourgeoise du nord de l’Allemagne va dans une grande solitude et par un travail acharné, produire plus de sept cents toiles. Toiles, huiles ? Elle n’a les moyens ni des riches piments ni des toiles préparées. Elle peint à la détrempe, c’est-à-dire à l’eau additionnée de colle ou de gomme, sur carton. Elle dessine, surtout au fusain. Sa main ne tremble pas. L’exposition monographique du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris et le catalogue qui l’accompagne l’attestent de manière éclatante. Son « Journal » et sa Correspondance aussi. Le journal de son mari, le peintre Otto Modersohn. Les témoignages de sa sœur Herma, de Clara Rilke-Westhoff, sculpteur, son amie, de Rainer Maria Rilke…

Brême dont elle est originaire, est une capitale provinciale. A quelques kilomètres, des peintres décident de se retirer dans le village de Worpswede en 1889.  En avril 1895, Paula Becker voit à Brême leur première exposition de groupe. Pas une école comme celle de Barbizon, mais des individualités dont elle commente les travaux dans une lettre à son frère Kurt. « Naturellement, tout est très réaliste mais vraiment très bon. Je m’intéresse beaucoup à un certain Modersohn. »
« Que peignait-on en Allemagne au début du siècle ? » se demandait Philippe Dagen dans sa recension de l’exposition des artistes de Worpswede au Musée du Prieuré en 1990 : « Le salut sinon de Worpswede, du moins de l’exposition est venu d’une femme, Paula Becker, qui a tenté d’acclimater en Frise la modernité de Gauguin et de Cézanne… couleurs plates, contours, éléments décoratifs.»

« Naturellement, tout est très réaliste », cette remarque éclaire, mine de rien, ce qui quelques années plus tard lui fera fuir village, mariage, et cette peinture-là. « La peinture qui depuis la Renaissance vivait sur l’antique concept d’imitation » comme l’écrit Maurice Raynal dans son  Cézanne et qu’elle va remettre en question. Seule.
Durant ses quatre séjours parisiens, 1900, 1903, 1905, 1906-1907, qui alternent avec sa vie à Worpswede, Paula pousse des portes. Chez Amboise Vollard, elle contemple des châssis contre les murs,  elle les retourne sur Cézanne dont elle ignore le nom. Ses natures mortes lui parlent : ses pommes, elle les reconnaît. « Beaucoup de pommes, autant de poires, quelques cerises, profusion de potirons avec un vase, une céramique, un pichet : des objets familiers », écrit Marie Darrieussecq devant la « Nature morte au potiron » de 1905.

Dès son premier séjour, Paula étudie le nu masculin, ce qu’autorisent certaines académies (Colarossi, Julian). Elle étudie le Louvre, les masques funéraires du Fayoum. Des autoportraits reprennent leur frontalité, leur format très allongés. « Autoportrait à la branche de camélia », 1906-1907. Paula regarde. Et elle voit. Cézanne, Matisse, Seurat, Van Gogh, Gauguin. Elle travaille avec acharnement. Son dessin est sans joliesse. Tandis que Modersohn, Overbeck, Mackensen, Wogeler ou Vinnen, sortent sur le motif, elle commence par croquer les bouleaux, les champs gorgés d’eau, les paysans, les pensionnaires de l’hospice, Lisbeth, (fille d’Otto, veuf, qu’elle a épousé en 1901). Puis elle s’enferme dans son atelier pour réinterpréter enfants et vieux, en pied, assis, agenouillés, fillettes nues parées de fleurs et de colliers, garçonnet tenant un chat, vieilles aux mains croisées, lourdes, voûtées. C’est ce dont elle se souvient dans l’atelier. « Je crois qu’il ne faudrait pas trop penser à la nature quand on peint, du moins lors de la conception du tableau. Faire entièrement l’esquisse en couleur selon une impression ressentie un jour. Ma sensation personnelle est le principal. »

1900, l’artiste s’empare de Don Quichotte. 1905, elle imagine l’envol de sept corbeaux. Tout ceci afflige Otto : « Paula déteste tout ce qui est conventionnel et tombe dans l’erreur contraire qui consiste à rendre tout laid, bizarre. Sa couleur est magistrale, mais la forme ? Des mains comme des cuillères, des nez comme des pistons, des bouches comme des plaies, des expressions d’idiots. On peut difficilement lui donner des conseils. »

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Grâce à Rilke, elle rencontre Rodin à Meudon. Il lui montre ses sculptures et ses carnets d’esquisses qui l’émeuvent particulièrement : « Il utilise les moyens les plus modestes, il  dessine au crayon et colorie ensuite à l’aide de lavis surprenants. Dans ces feuilles règnent une passion et un génie, et une insouciance des conventions.» Elle parle de Rodin, ne dirait-on pas qu’elle parle d’elle-même ? Contemporaine de Toulouse-Lautrec, mort à 37 ans en 1901, de Van Gogh qui se tue à 37 ans en 1890, de Seurat, mort en 1891 à 31 ans ; de Kirchner, né en 1880, de Beckmann, né en 1884, de Dufy, né en 1877, de Matisse, né en 1869, elle regarde leurs toiles.

Février 1906, elle ignore que ce quatrième séjour parisien sera le plus long et le dernier. Séparée d’Otto, elle espère vendre son travail. Elle est saisie d’une frénésie de création. Elle se peint. Etre son propre modèle lui est venu très tôt, à dix-sept ans, dans une lettre à Kurt : « Chez Wiegandt,  je dois dessiner d’après le modèle vivant au fusain… Depuis, je dessine mon cher reflet.

En 1897, à 21 ans elle s’était peinte en gros plan, l’expression soucieuse. Question des moyens : « où en est ma peinture ? », et questions des fins : « qui suis-je ? » Vêtue ou nue ; rose, citron ou pomme à la main ; fleurs dans les cheveux ; enceinte  Autoportrait au sixième anniversaire de mariage », alors qu’elle n’attend pas d’enfant ; avec un collier d’ambre : la place des autoportraits est considérable dans son œuvre.

Vivre de sa peinture ? Un échec. Otto veut reprendre leur vie commune. Elle écrit à Clara : « Je vais revenir à ma vie d’avant. J’ai moi-même changé, je suis un peu plus autonome et un peu moins remplie d’illusions. »  La peinture n’est pas loin, elle le dit à Rilke : « me voilà réinstallée dans mon petit atelier chez les Brünjes, avec les murs verts et bleu clair en bas… ». Ces verts, ce bleu-clair, fonds de certains portraits.

Paula est enceinte. Elle qui s’est saisie de la maternité avec une audace sans pareil, qui a peint des nourrissons goulus agrippés au sein de leur mère nue ; en très gros plan, un profil de bébé et le sein de sa mère ; qui a osé coucher sur le sol une femme animale, nue, avec son nourrisson, motif revisité plusieurs fois, met au monde Mathilde, le 2 novembre 1907, et meurt d’une embolie le 20 novembre en disant « Schade / dommage ».

Le 10 novembre, sa mère est à Worpswede avec Kurt, le « grand frère », et écrit à sa fille Milly : « Nous sommes allés, Otto, Kurt et moi, comme le voulait Kurt, dans l’atelier de Paula, mais il ne fallait pas qu’elle le sache. Nous avons vu là un tableau de fleurs extrêmement original, tournesols et mauves, splendidement peints, et plusieurs bonnes natures mortes. Les grands nus de Paris nous ont aussi beaucoup intéressés. »  Reconnaissance maternelle dont Paula ne saura rien.  Il faudra la mort abrupte de l’élève pour qu’Otto et ses amis découvrent son œuvre. Etonnement devant l’originalité de son inspiration et sa puissance, ignorées de tous. Reconnaissance posthume, achats d’œuvres  par les musées allemands. Hommage de Rilke : « Car tu étais experte en fruits mûrs/ Tu les étalais sur des coupes devant toi/ Et pesais leur poids à l’aide des couleurs/ Toi-même enfin tu te vis comme un fruit. »

Marie-Geneviève Ripeau

À signaler En l’absence du peintre (1984, 1h32)
Un film de fiction de Marie-Geneviève Ripeau 
autour de l’œuvre et de la vie de Paula Modersohn-Becker.
Avec Martine Chevallier, Michelle Simonnet et Philippe Noël. 

Paula Modersohn-Becker. Catalogue d’exposition. 
Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Textes de Julia Garimoth, 
Marie Darrieussecq, Maria Stavrinaki, Uwe M. Scheede et Wolfgang Werner.
Paris, MAM, 2016. 256 p, 190 ill., 35 euros.

Etre ici est une splendeur. Vie de Paula M.Becker, 
par Marie Darrieussecq. Paris, POL, 2016. 160 pages.


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