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Clips vidéo et géopolitique : Saad Lamjarred et Asala

Publié le 20 septembre 2016 par Gonzo

Au hit-parade des pratiques culturelles populaires dans le monde arabe contemporain, le clip vidéo vient juste après le feuilleton (et presque certainement avant, pour ce qui est des moins de 25 ans, la moitié de sa population comme on le sait). De toute manière, les super-stars arrivent à combiner ces deux marchés particulièrement juteux en apparaissant dans des feuilletons télévisés, tout en tournant des clips, plus spectaculaires les uns que les autres, pour la promotion de leurs derniers titres.

À la différence des feuilletons, et même s’il obéit lui aussi au calendrier musulman puisque bien des sorties importantes se situent au moment des fêtes religieuses, le monde des clips, peuplé de chanteurs body-buildés et de starlettes siliconées, se tient en principe très loin de la politique. Comme partout dans la société de la consommation globalisée, on y chante en principe l’amour éternel, la seule débauche explicite autorisée étant celle du luxe époustouflant des décors et de la mise en scène.

Dans cette région où elle n’est jamais très loin, il arrive tout de même que la politique fasse irruption dans l’univers parfaitement lisse des clips vidéos, par maladresse parfois, mais pas uniquement. Dans le cas de Ghaltana, la dernière vidéo du marocain Saad Lamjarred (سعد لمجرد), on penche pour la première explication. Peu connu au nord de la Méditerranée, Lamjarred est une star du YouTube arabe où ses chansons, depuis plusieurs années, font des scores parfaitement invraisemblables : 70 millions de vues pour Mashi sahel mais surtout près de 400 millions pour le tube des tubes, Lm3allem (visible ici, avec des sous-titres en français).

Fils d’un musicien et d’une comédienne, Saad Lamjarred a connu un début de célébrité lorsqu’il a participé (en finissant second) à la quatrième édition de Superstar au temps de la gloire de Future TV. Mais son incroyable succès sur les réseaux sociaux, surtout pour une voix (masculine) du Maghreb, reste tout de même un mystère, que n’explique pas totalement le fait qu’il obéit parfaitement aux règles du marketing panarabe, y compris en adoptant un simili dialecte du Golfe (sur cette question, voir ce billet : chanson, arabité et caméléonisme linguistique).

Aussi léger, joyeux et parfaitement lisse qu’il soit, Saad Lamjarred a tout de même été rattrapé par la géopolitique à cause d’une image, dans le générique de son dernier clip, où l’on voit, écrit en toutes lettres, « Sahara marocain ». Fureur de nombre d’Algériens, outrés par cette allusion au débat aux Nations unies en ce moment même sur la question du « Sahara occidental ». Traditionnels soutiens du Polisario, les Algériens accusent donc le chanteur marocain de chercher à flatter bassement l’orgueil du souverain marocain, tout en assurant que ses meilleurs succès, celui-ci compris, sont directement inspirés d’airs traditionnels de leur pays. Pour ce clip qui pastiche sans vergogne le style Mad Max, Lamjarred affirme de son côté sa totale bonne foi en rappelant que le tournage a été fait dans les très chérifiennes villes de Ouerzazate et Erfoud…

Souvent rencontrée dans ces chroniques (ici en septembre puis en novembre 2011, quand elle a fait ce que l’on pourrait appeler son coming out révolutionnaire), la chanteuse syrienne Asala ne fait pas semblant d’ignorer la politique, bien au contraire. Intitulée Pain, sucre, patrie (عيش وطن سكر ) sa dernière chanson, lancée pour la fête du jeûne, évoque directement la guerre qui dévaste son pays.

La vidéo met en scène un homme (le chanteur égyptien Ahmed Fahmy) qui appelle sa femme pour lui annoncer une (énième) terrible nouvelle dans ce pays. Au lieu de lui répondre, l’épouse se contente de raconter sa journée, comment elle s’est occupée des enfants, de la cuisine, etc. L’homme insiste et l’on comprend alors – sur fond d’images en surimpression qui laissent deviner les horreurs de la guerre — que cette attitude cache en fait un profond désespoir : comme beaucoup de ses concitoyens et concitoyennes, la protagoniste de la vidéo n’en peut plus de « cette patrie qui meurt parce que personne n’écoute, personne ne comprend, personne ne compatit, chacun parle pour lui » (وطن بيموت عشان الكل مش سامع، مش فاهم، مش حاسس، قال نفسي ).

Au regard de ses précédentes prises de position publiques, certains ont vu dans ces paroles un changement d’attitude, une évidente lassitude, bien entendu, comme la majeure partie du peuple syrien épuisé par cinq années de guerre, mais aussi, peut-être, une sorte d’appel à la réconciliation nationale, ne serait-ce qu’au regard du timing de la sortie du clip, la fête du Sacrifice, traditionnel moment de réunion et de partage.

Si c’était bien l’intention de la chanteuse, on ne peut pas dire que le message soit passé. Comme pour le clip de Lamjarred, on s’est vite enflammé sur les réseaux sociaux syriens pour s’en prendre à cette exilée de luxe sur les bords du Nil, à qui l’on suggère de revenir à Damas pour contribuer à adoucir un peu ces malheurs qui la font tellement souffrir.

Pour apaiser le drame syrien, il faudra bien plus que des bons sentiments…


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